Peninsula aura fait apparemment pas mal de déçus. Des déçus qui, pour certains, vont jusqu’à parler de « suite ratée » à Dernier Train Pour Busan. Erreur : Peninsula n’est pas une suite, mais un spin-off, soit un récit se déroulant dans le même univers, mais n’entretenant pas de liens narratifs directs avec le film précédent. Ce qui lui permet, justement, de s’affranchir de Dernier train pour Busan.
Rappelons ici que Dernier train pour Busan est lui-même un spin-off de Seoul Station, film d’animation du même Yeon Sang-ho (puisque le réalisateur vient de l’animation). « Busan » est un film qui s’affranchit déjà de Seoul Station. Et Dernier train pour Busan n’est pas moins bon que Seoul Station, tout comme Seoul Station n’est pas moins bon que Dernier train pour Busan. Comparaison n’est pas raison, ce sont des films différents, tout comme Peninsula est différent des deux autres. Mais ce sont des films qui se rejoignent dans le fonds par une obsession d’auteur, un thème qui court dans toute la filmographie de Yeon Sang-ho : qu’est-ce qui fait de l’homme un être civilisé ? peut-on rester digne, humain, civilisé quand tout s’est effondré pour soi et pour les autres ? Tous les films de Sang-Ho Yeon ne parlent que de ça.
En soi, Peninsula est d’une logique implacable dans la filmo de Sang-Ho Yeon parce qu’il épouse un genre, celui du film de guerre, qui, par son essence-même (ses strictes modalités narratives et situationnelles), permet ce questionnement « à l’os » sur le genre humain. Oui, Peninsula est un film de guerre : nous avons des factions qui s’opposent, un territoire ennemi que l’on traverse avec plus ou moins de délicatesse, un but à atteindre. Un film de guerre, strictement (alors que Dernier train pour Busan épouse, lui, les règles du film-catastrophe).
Beaucoup évoquent, à propos de Peninsula les influences conjointes de John Carpenter – on pense évidemment à New-York 1997 devant Peninsula – et de George Miller – les constructions sociales post-apocalyptiques et les métaphores motorisées chères à l’auteur de Mad Max. Mais bien plus que ces deux cinéastes, c’est George Romero que convoque Peninsula – et plus globalement, la trilogie Seoul Station-Busan-Peninsula. Parce que l’on retrouve dans la trilogie – pour l’instant – de Yeon Sang-Ho le même mouvement à l’œuvre dans les « films de zombie » de Romero : une spirale en spin-offs successifs et une même occupation illustrative de motifs de cinéma d’exploitation, au service d’une réflexion politico-philosophique sur la nature humaine – réflexion qui jamais n’aura déviée.
D’ailleurs, il y a une pure idée cinématographique que partage Peninsula avec Land Of The Dead de Romero, celle de la lumière hypnotisant les zombies. Dans Land Of The Dead, Romero en fait le motif d’émancipation des zombies emmenés par Big Daddy : à partir du moment où les zombies se détournent des feux d’artifices, ils acquièrent le libre-arbitre, et par là-même accèdent à une certaine humanité. Dans Peninsula, la lumière hypnotise tout autant les zombies, mais ils ne s’en affranchiront pas. Et coup de génie de
Yeon Sang-Ho et de sa mise en scène, la lumière devient une arme systémique dont les personnages se serviront tout du long pour instrumentaliser les hordes de zombies contre leurs adversaires au cours de séquences hallucinées.
Ici la voiture télécommandée, là le camion publicitaire, ailleurs l’homme-sapin de noël dans l’arène, partout les phares de voiture, les projecteurs montés sur les bolides de la milice, les balises de détresse transformés en armes… Tout pour attirer les zombies, les lancer à l’assaut de l’ennemi, les projeter littéralement dans la gueule de notre regard à la recherche de spectaculaire. Mais qui sommes-nous, au final, en tant que spectateurs attirés par la lumière d’un projecteur dans une salle obscure, si ce n’est des zombies venus subir passivement le déroulé programmatique d’une pellicule ? Pour Yeon Sang-Ho, cinéaste malicieux qui aura toujours jouer sur l’idée du retournement (de règles, de genres, de valeurs m
orales), nous sommes bien des zombies qui nous regardons nous écraser sur le pare-choc chromé de l’écran de ses rêveries. Peninsula est bien une leçon de cinéma au sens strict, un exercice introspectif sur la nature-même du regard de celui qui le porte et de celui qui le jette.
Mais le procédé réflexif, tout brillant qu’il est, ne serait rien sans une histoire solide. Et l’art de raconter de Yeon Sang-ho, déjà bluffant sur ses précédents films, atteint avec Peninsula un degré de maîtrise sidérant. Il faut voir notamment la façon dont le ton du film change lors de la séquence où débarquent les deux enfants. un changement de ton qui évoque forcément ceux d’un autre cinéaste coréen, Bong Joon-ho. c’est impeccablement mené, on passe de la tension à une sorte de légèreté qui ne vient pas renier ce que l’on a vu précédemment, mais complexifie la situation globale tout en personnifiant immédiatement ces deux nouveaux personnages. De la pure magie qui convoque dans une même séquence Mad Max et Les Goonies.
C’est d’ailleurs un point notable dans Peninsula et plus globalement le cinéma de Yeon Sang-Ho (et qui évoque là aussi le cinéma de Bong Joon-ho) : sa façon de personnifier chaque personnage en une simple poignée de plans et de dialogues. Un héritage du cinéma du genre le plus pur, où chaque personnage se définit en toute clarté par son action à l’écran, ses interactions directes avec les autres éléments de l’univers où il évolue. Prenons la scène d’introduction du grand-père fantasque et délirant. En deux plans, le spectateur sait qui il est, connaît les rapports qu’il entretient avec les autres personnages. Et il se met simplement à exister, sans avoir besoin d’en rajouter.
Lors d’une autre séquence essentielle, le grand-père explicitera au héros son rôle protecteur auprès des deux enfants. Une scène d’une douceur extrêmement touchante. la petite dort, la tête sur ses genoux. Il lui caresse les cheveux tendrement… Ce vieux fou acquiert en quelques répliques une humanité incroyable. Pas besoin d’une caractérisation plus poussée, Il est ce qu’il montre. Et pour un personnage à l’écran, c’est la base-même, la condition sine qua non de son existence. Il est notable que cette scène précise intervient juste avant l’aveu du héros à la mère des deux enfants… l’art de raconter de Yeon Sang-Ho ne s’embarrasse d’aucune fioriture. tout se tient et tout se répond.
Plus globalement, il faut voir aussi comment Yeon Sang-ho gère ce qui aurait pu être le « ventre mou » du film, soit tout le moment entre la récupération ratée du camion et l’attaque du camp 631. Plutôt que de proposer un découpage en scènes bien découpées, Yeon Sang-ho ressert son récit sur très peu de séquences distinctes, les ramasse sur le temps et opte pour un montage enlevé fragmentant le tout sans jamais perdre la continuité. Le film ne baisse ainsi jamais de régime, ne baisse jamais la garde. C’est brillant sans jamais être étouffant, sans jamais sacrifier les personnages sur l’autel d’un rythme harassant.
Pour conclure, notons qu’au final, le plus remarquable avec Peninsula est qu’il est le premier film de Yeon Sang-ho avec de la tendresse et de l’espoir. Et c’est peut-être une des raisons du désamour constaté à l’égard du film. Peninsula n’est pas un film noir, pessimiste comme peut l’être Dernier train pour Busan et plus globalement toute sa filmographie jusqu’ici. Et cette nature bienveillante explose littéralement au cours de cette fabuleuse séquence finale, juste après l’énorme climax de tôle froissée et de carambolages excessifs. Une séquence finale hallucinante par son effet de dilatation mélodramatique complètement assumée – qui, pour le coup, évoque le John Woo des grandes années -, absolument grandiloquent, tellement généreux. Et séquence qui vient jusqu’à cristalliser, par son excès-même, la seule véritable réserve des thuriféraires du métrage.
Et pourtant que cette séquence est belle tout autant que logique dans sa nature de conclusion à tout ce que l’on vient de voir, à tout ce que l’on vient de vivre. Par ce geste d’une radicalité formelle inouïe, Yeon Sang-ho nous rappelle simplement qu’on ne badine pas avec le cinéma, que les histoires sont importantes pour ce qu’elles nous disent de notre rapport au réel, que l’on a besoin d’y croire pour tenter de se frayer notre propre chemin à travers les ronces, vers les étoiles. Peninsula est un film qui nous veut du bien, définitivement. Et dieu sait que par les temps qui courent, c’est tout simplement inestimable.
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Muguette
Merci pour votre éclairage. Je n’ai pas vu Séoul station. Je le note.
La cellule familiale contre vents et marées et le final m’ont aussi évoqué The Host de BJH.