Sous la forme d’un triptyque où les mêmes acteurs jouent des rôles différents dans trois histoires distinctes mais reliées, Kinds of Kindness de Yórgos Lánthimos explore la peur du rejet, la dépendance et le besoin d’emprise. Avec audace et virtuosité, il pousse à l’extrême les relations de pouvoir et les situations de contrôle dans des organisations sectaires, abandonnant la délicatesse trompeuse de La Favorite ou de Pauvres Créatures pour revenir au style plus sombre et plus décalé de Canine ou Alps.
Kinds of kindness se traduit en français par « Sortes de gentillesses », antiphrase sardonique qui traduit à merveille l’ironie persiflante et l’humour cruel du cinéaste. Lánthimos pousse plus loin le travail abrasif de son regard en démantelant la structure en trois parties pour une œuvre volontiers fragmentée, bossue, disgracieuse, comme une pauvre créature scénaristique cousue-décousue-mal recousue, un freak passionnant. Les intrigues narratives, discontinues et continues à la fois, mettent en scène des personnages différents mais traitant des mêmes problématiques, provoquant un sentiment dysphorique de disque rayé et nous faisant goûter à la névrose de la dépendance. Profondément dérangeant, l’humour sombre et déconcertant sert de contrepoint à la violence et au grotesque, à l’image de cette séquence mémorable où « la jeune épouse » se retire le foie pour accéder à la demande de son mari « le policier inquiet ». La cruauté sous-jacente des êtres apparemment les plus bienveillants, comme souvent dans le cinéma de Lánthimos, se révèle toujours en situation de crise. C’est toute une dimension totalitaire de la société qui s’exprime dans ces actes de démence naissant des situations de décompensation individuelle. Quand les tensions sont trop pesantes les personnages finissent par exploser. Comme si le poids du conditionnement (ou un début de conscience) les faisait craquer pour libérer la bête immonde. Profondément lucides, distancés, absurdes et comiques, les dialogues, co-écrits avec Efthymis Filippou, portent l’inimitable patte de Lanthimos.
L’imaginaire du cinéaste révèle aussi le relief intime des angoisses contemporaines et des fantasmes dystopiques hantant le fond de l’air : cruauté des tyrans, torture des règles incompréhensibles d’une société dont les codes nous échappent, personnages-amis-bizarres, automates anthropomorphes animés par les ressorts qui régissent un monde mécanique miniature. C’est Dieu ou le Diable, l’Horloger ou le Metteur en Scène omniscient, omniprésent et omnipotent, incarné par le personnage récurrent de gourou, joué brillamment par Willem Dafoe, figure centrale du pouvoir concentrant l’axiologie du bien et du mal, qui tire les ficelles. Comme souvent, Yórgos Lánthimos, toujours au service de pittoresques personnages, impressionne, avec en tête un fabuleux Jesse Plemons capable de naviguer entre le désespoir et la dépravation avec aisance.
Kinds of Kindness possède la force noire du pamphlet et celle d’une casuistique, d’une théologie morale où la multitude des cas de conscience, que l’enjeu soit professionnel ou sentimental, mène à la même domination. Les « sortes de méchancetés » larvées au cœur des relations interdisent les rapports sociaux authentiques et font de nous des automates, jetés dans des rapports sadomasochistes, que les soumis, réduits en esclavage, finissent par adorer. Jérôme Bosch toujours et ses représentations de l’Enfer, comme Etienne de La Boëtie ne sont pas loin, le Jardin des Délices (1490-1500) comme le Discours de la Servitude Volontaire (1576) pouvant servir d’intertextes :
« Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu’il est assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté qu’il lui est impossible de se réveiller pour la reconquérir : il sert si bien, et si volontiers, qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas seulement perdu sa liberté mais bien gagné sa servitude. »
C’est cet « incroyable de voir comme le peuple [a] bien gagné sa servitude » qui fonde le spectaculaire du film. En décrivant des portraits de dominateurs fous et de soumis extrêmes, en donnant finalement toujours raison aux premiers, Yórgos Lánthimos ne dit pas autre chose que le philosophe ami de Michel de Montaigne. Tourné en pellicule et en panoramique, Kinds of kindness impose visuellement, une esthétique vintage et soignée à la propreté trompeuse et inconfortable avec ses couleurs saturées et ses teintes moka ou vert. Attirante autant que glaçante, la photo de Robbie Ryan distingue les dominants et les dominés par des détails aussi discrets que cinglants (un tableau décoratif vu dans tous les intérieurs des influenceurs de réseaux sociaux, par exemple, dénote le manque de personnalité de « l’homme sans choix »). La partition de Jerskin Fendrix contribue à l’atmosphère inquiétante avec des morceaux discordants et des chœurs stressants.
Comme dans Poor Things, c’est vers le sexe, les corps, et le corps d’Emma Stone en particulier que converge le regard, mais de façon à la fois amorale et analytique, le sexe étant un des termes des rapports de sujétion, l’essence du pouvoir impliquant une érotique du pouvoir. Lanthimos en marionnettiste et maître du jeu observe tel un dieu les humains se débattre en vain. L’entreprise peut paraître cynique et misanthrope et pourtant…cette audacieuse originalité définit la puissance d’un regard philosophique sur le monde et pour le spectateur la possibilité de s’affranchir.
Fascinant et captivant, impur et jamais aimable ni gratuit, Kinds of Kindness, impose un cinéma qui n’autorise pas la tiédeur et la passivité, encore capable de dialoguer avec son spectateur quitte à le bousculer, le sortir de sa torpeur, le mettre en colère, ou lui tendre un miroir peu flatteur. C’est peut-être dans cette incapacité à vous caresser dans le sens du poil que Lanthimos, entre amour et répulsion demeure un cinéaste aussi essentiel.
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