Quel que soit l’angle sous lequel on aborde le premier film de Yuan Qing, il est difficile d’échapper au nom d’Éric Rohmer.
Rohmer par-ci, Rohmer par-là… Dans le matériel de présentation et de promotion, au travers des déclarations déjà nombreuses de la réalisatrice qui a présenté 3 aventures de Brooke en 2018 dans une section parallèle de la Mostra de Venise et au Festival des Trois Continents – elle a obtenu la Montgolfière d’Argent à Nantes -, et, par voie de conséquence, sous la plume des critiques.
Il s’agit clairement d’une déclaration d’amour faite à l’auteur des Nuits de la pleine lune par cette Chinoise de 31 ans qui est sortie diplômée de l’Académie de Cinéma de Pékin. Et force est de constater qu’il y a dans 3 aventures de Brooke de multiples références aux films et à l’esprit du Corrézien. J’ai quand même l’impression que ce patronyme célèbre et reconnu sert aussi à faire briller artificiellement une œuvre, certes assez élégante dans sa légèreté assumée, mais quelque peu inconsistante.
Brooke alias Xingsi, originaire de Pékin, voyage en Malaisie, dans la région de Kedah et dans sa capitale Alor Setar. Elle a l’occasion d’y rencontrer des habitants parlant sa langue. Il faut savoir que la communauté chinoise, que les Sino-Malaisiens constituent environ 25 % de la population du pays. Le film est structuré en 3 parties. Chacune commence par un même événement : la crevaison d’un pneu du vélo de Brooke. Celle-ci fait connaissance à chaque fois avec de nouvelles personnes qui l’accompagnent et/ou l’aident. Son aventure n’est donc jamais la même. L’incident initial est directement inspiré du début de L’Heure bleue, le premier épisode de Quatre aventures de Reinette et Mirabelle (Éric Rohmer, 1987). Brooke, qui se présente dans la deuxième partie comme une anthropologue, c’est Mirabelle, l’étudiante en ethnologie venue passer quelques jours à la campagne, loin de Paris.
Le hasard fait donc que l’héroïne rencontre, à un moment donné, des personnes différentes de celles qu’elle avait rencontrées ou qu’elle rencontrera à un autre moment : dans la première partie, une jeune fille d’à peu près le même âge qu’elle – vingt-cinq à trente ans – ; dans la deuxième, un groupe de fonctionnaires chargés de la « transformation communautaire » d’au moins une partie de la ville ; dans la troisième, un écrivain-voyageur français. Celui-ci est incarné par Pascal Greggory, qui a joué dans plusieurs films de Rohmer, et qui a maintenant 65 ans. Son personnage porte le même prénom que celui qu’il campe dans Pauline à la plage (1983) : Pierre. Dans les épisodes où ils ne sont pas au premier plan, ces individus croisent le chemin de Brooke, mais ils ne sont que des passants – des figurants – que celle-ci n’a pas l’occasion de rencontrer.
On comprend pourquoi Yuan Qing cite comme modèle Pile et Face (Sliding Doors, 1998). L’histoire que vit la protagoniste du film de Peter Howitt se répète, mais prend une direction nouvelle à partir du moment où un événement pivot qui la concerne se déroule d’une façon autre par rapport à la fois précédente. Yuan Qing aurait d’ailleurs pu évoquer Le Hasard (1981) de Krzysztof Kieślowski ou Smoking / No Smoking (1993) d’Alain Resnais.
Brooke n’est pas tout à fait la même à chaque fois. Elle dit d’abord qu’elle est la fille d’un ingénieur en construction et qu’elle se balade pour échapper à son père et ses collaborateurs. Elle explique ensuite qu’elle a étudié dans le domaine des sciences humaines. Elle raconte enfin qu’elle est une femme mariée, veuve.
Cela dit, dans la dernière partie, elle donne plusieurs versions à Pierre concernant les raisons de sa présence à Alor Setar. Elle ne révèle sa vérité qu’au bout d’un certain temps. On pourrait donc considérer qu’elle avait également caché, dans les deux parties précédentes, qui elle était et pourquoi elle était en Malaisie. Autant qu’elle narre trois histoires différentes, Yuan Qing développe la trajectoire intérieure de Brooke à travers un récit tripartite.
Il aura fallu que les paroles de la cartomancienne consultées par l’héroïne produisent leur effet, que celle-ci abandonne tout ce qui dans le pays qu’elle visite est destiné aux touristes et cache une réalité authentique, qu’elle rencontre Pierre et que leurs échanges en anglais les rapprochent affectivement et les placent dans une relation de confiance mutuelle, pour qu’elle puisse se découvrir et aller de l’avant. Le fait est que le troisième épisode est plus long que les précédents comme si c’est seulement avec Pierre que Brooke peut aller au bout de son parcours, faire son deuil et entrer en communion avec l’autre.
Pierre et Brooke assisteront ensemble à un phénomène naturel d’apparence surnaturelle, les « larmes bleues » [explications en note]. Un spectacle qui est comme l’écran de projection de leur état d’esprit commun et devant lequel est scellée une amitié amoureuse permettant de surmonter l’affliction, rendant perceptibles les étoiles par-delà la fange. C’est ici que le parallèle avec L’Heure bleue – ou même avec un flm comme Le Rayon vert (Éric Rohmer, 1986) – est le plus significatif, poétiquement parlant.
Mais c’est bien ici que 3 aventures de Brooke souffre de la comparaison avec le(s) film(s) de Rohmer. Il y avait, dans L’Heure bleue, malgré le côté apparemment amateur de l’aventure filmique, un moment de forte émotion venant de l’écart saisissant entre le silence de la Nature et l’épanchement verbal des deux donzelles placées sous l’oeil de la caméra. Une émotion comparable n’émane pas du film de Yuan Qing. La réalisatrice a une sensibilité prometteuse. Lui manque pour l’instant de la maturité dans le travail de maïeutique créative. Et à ses personnages une pointe d’hubris.
On attend donc la suite…
Une dernière remarque : il est regrettable qu’en certains moments de discussion en chinois, les sous-titres se succèdent si vite qu’ils empêchent le spectateur de les lire avec attention tout en profitant des images.
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Note :
« Les larmes bleues » est un phénomène de bio-luminescence à travers lequel les noctiluques – organismes planctoniques – délivrent dans l’eau des substances toxiques pour les animaux marins. Il se produit principalement au large des côtes chinoises, mais on a pu l’observer récemment en mer du Nord.
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