Zacharias Mavroeidis -« Un été avec Carmen » . 

 

Ensoleillé, facétieux, queer en diable: Un été avec Carmen est le film idéal pour ouvrir la saison estivale… pour peu que l’on ne soit pas trop prude, car on y voit beaucoup de fesses! 

Baignée de la belle lumière grecque, cette histoire d’amitié entre deux homosexuels, pleine d’humour et de douceur acidulée, est rafraîchissante. Abordant en vrac les affres de la vie amoureuse, de la perte, de la création, des représentations univoques de l’homosexualité, c’est une œuvre pourtant dénuée de tout ressentiment. Elle donne la pêche -ou la banane-, deux fruits malicieusement glissés dans le décor. Le 29ème festival du film LGBTQI, Chéries Chéris, ne s’y est pas trompé, qui lui a décerné son grand prix en novembre dernier. 

Demosthenes (Yorgos Tsiantoulas) et Nikitas (Nikolas Lampropoulos) sont amis depuis qu’il ont écrit et joué ensemble, au lycée, une pièce de théâtre intitulée Les Folles. Là est né leur désir de devenir acteurs. Mais les rôles sont rares et stéréotypés lorsque l’on est homo. Ils décident donc de se lancer dans l’écriture d’un scénario. Au moins seront-ils aux commandes et pourront-ils livrer une représentation plus authentique de ce qu’ils sont. 

Paisiblement installés sur la plage naturiste de Limanakia, haut lieu de drague gay, ils brassent idées et souvenirs tandis que d’autres, non loin, se livrent à des activités plus sportives: l’art du contrepoint burlesque est sans cesse à l’œuvre dans le film, comme l’annoncent d’emblée les silhouettes et les gestuelles contrastées des deux héros, l’un tout en torse, muscles et poils, l’autre tout maigrichon, emprunté, danseur lascif à ses heures.

© Epicentre Films

Entre hésitations et piétinements, baignades et leçons de scénario, ils revisitent leur passé. En particulier cet autre été où, deux ans plus tôt, Demos se remettait difficilement d’une rupture avec Panos (Nikolaos Mihas), voyait son père mourir, et héritait d’une chienne (un des rares éléments féminins du film!)  répondant au doux nom de Carmen.

Plusieurs strates estivales se superposent donc dans un méta-film qui ne se prend pas au sérieux. Les scènes de réflexion à la plage alternent avec des images de l’été qui fit bouger les lignes. Ce va et vient permet de tirer parti, à l’image, de toutes les splendeurs de la Grèce: d’un côté, la mer et ses superbes éclats; de l’autre, le centre-ville d’Athènes, ses appartements, ses ruelles, et surtout ses escaliers, qui forment le décor de toutes les scènes extérieures.

© Epicentre Films

Les séquences balnéaires, pour lumineuses qu’elles soient, sont discrètement colorées; à Athènes domine une esthétique plus pop. De la Gay Pride aux intérieurs surchargés, la palette se fait plus intense et n’est pas sans rappeler l’univers d’Almodovar, auquel le réalisateur se réfère volontiers dans ses interviews.

Mais dans ce pays berceau de la philosophie, qui a érigé le « connais-toi toi-même » en maxime, comment raconter qui on est? Tous les protagonistes du film semblent bien plus aptes à psychanalyser une chienne qu’à se comprendre eux-mêmes! Demos se cherche dans la sexualité débridée, Nikitas dans la logorrhée ou l’imaginaire. Leurs souvenirs divergent. Sont-ils à même de faire de leurs vies un récit qui correspondrait à ce que la Bible du scénario que Nikitas a toujours sur lui érige en modèle absolu? À savoir: une narration en trois actes, avec des scènes pivots clairement identifiables; des personnages qui ont un objectif, se battent pour l’atteindre et changent dans ce processus. Tous ces préceptes, dont on discute abondamment, s’inscrivent à l’écran, souvent en anglais, toujours en lettres colorées: l’hybridation des langages, le jeu sur les couleurs et les graphies, confèrent au film une esthétique joyeusement foutraque. Au-dessus de nos deux apprentis scénaristes plane, qui plus est, l’ombre d’une sorte de Dieu caché: Jean-Sébastien, le producteur dont il faudrait satisfaire les désirs, que l’on imagine plus qu’on ne les connaît: « Jean-Sébastien veut un film fun, sexy, très queer. Un été en Grèce. Tout ça à petit budget ». Ce mantra ( qui est bien sûr à l’image du film que nous sommes en train de regarder) sera répété à l’envi. Alors, quand le scénario semble « demander une pause théâtrale sur fond de Maria Callas », faute d’argent pour acheter des droits hors de prix, on place une drag queen sur une bouée et toute la plage se met à entonner « L’amour est enfant de Bohème ». Oui,« une comédie musicale! C’est super gay! ». Et réjouissant pour peu que l’on aime l’esthétique camp. 

Pris en tenaille entre l’injonction de se «connaître soi-même», le modèle hollywoodien, les contraintes budgétaires et leur besoin de reconnaissance (« Xavier Dolan avait déjà tourné quatre films à mon âge! »), les deux héros piétinent plus qu’ils n’avancent. Divers scénarios sont envisagés; les mises en abîme se multiplient. C’est peut-être l’aspect le plus convenu du film, qui joue sur l’emboitement de façon un peu systématique. Mais dans cette brèche sans cesse soulignée entre la doxa, le désir, et le réel, vient aussi se nicher sa grande drôlerie. Et son impertinence : les règles de la bien-pensance sont joyeusement transgressées. Ainsi la statuaire grecque est-elle sans cesse convoquée pour mieux exhiber les corps nus, les fesses, les sexes. Et lorsque le spectateur commence à trouver que c’est peut-être un peu trop, on devance ses critiques avec malice : 

 -Je suis pas sûr pour les scènes de sexe. Ça peut vite faire petit budget.

-Jean- Sébastien veut un film sexy.

-Oui, mais il ne faut pas que ça tourne au porno.

 

© Epicentre Films

Aucune icône n’est respectée: les prêtres, les mères (délicieuse Roubini Vasilakopoulou dans son rôle de génitrice affreuse et acariâtre), Maria Callas, les femmes ( le film ne passe pas le test de Bechdel, c’est le moins qu’on puisse dire )… sauf Kate Middleton. Derrière tout cet apparat iconoclaste sourd pourtant une grande tendresse. Le jeu tout en délicatesse des acteurs principaux y est pour beaucoup, qui rend les personnages extrêmement attachants. Au-delà de son aspect potache et « low budget », Un été avec Carmen s’évertue à mettre en pièce tous ces discours prescripteurs et normatifs dont nous sommes saturés.

Il est aussi une ode à la Grèce, nourrie de culture savante antique comme de refrains populaires. Dans cet esprit de mélange des genres, la bande originale composée par Ted Regklis, qui évoque Vivaldi ou Haendel comme le rebétiko, est délectable.  

L’idée m’est venue, dit Zacharias Mavroeidis, en me rendant compte avec Ted Regklis, le compositeur, que le son du bouzouki est assez proche du son du clavecin, instrument typique de la musique baroque. Cette dernière est une musique flamboyante, queer, tandis que le rebétiko est son opposé total, associé à la pauvreté et à la virilité. C’est une sorte d’allégorie de la communauté LGBTQI car être queer implique souvent de traverser des frontières et des structures sociales, comme c’est le cas sur un lieu de drague.

Laissons donc toutes les séductions de ce charmant film  opérer en ce début d’été où la légèreté n’est que trop peu de mise.

Pour en savoir plus: Entretien avec Zacharias Mavroeidis à l’occasion de la sortie d’ Un été avec Carmen (le 19 juin): « Un film acquiert son identité par son public, pas par son réalisateur ».

Sortie le 19 juin.

Couleur, 106 minutes.

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A propos de Noëlle Gires

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