Le festival War on Screen a lieu chaque année sur la première semaine d’octobre à Châlons en Champagne. Comme son nom l’indique, l’événement s’intéresse au traitement de la guerre au cinéma. Voici quelques mots de chacune des séances auxquelles j’ai eu la chance d’assister.
Jour 3 – 7 octobre
Chaque année, le festival a à cœur de programmer des films de pays dont le cinéma est mal connu en Europe, sur des conflits qui paraissent parfois lointains. C’est le cas par exemple du Yémen d’où vient le cinéaste Amr Gamal. Le jeune réalisateur présente Les Lueurs d’Aden, film abordant assez naturellement un sujet pourtant sensible : l’avortement. Parvenant déjà à peine à subvenir aux besoins essentiels de la famille, un couple de la classe moyenne n’a pas d’autre choix que l’IVG lorsque la mère tombe enceinte pour la quatrième fois. Le réflexe serait de crier au courage : celui de traiter un tel sujet dans un pays dans lequel les lois sociétales sont régies par la religion, et ce serait certainement une erreur. Le sempiternel « inspiré de faits réels » mis en exergue en préambule confère, rétrospectivement, un vrai poids au propos du réalisateur. Il n’est non pas question de s’ancrer dans une réalité, ce qui est quasiment une évidence pour un tel film, que d’acter un rapport intime et douloureux, voire personnel, du réalisateur avec son sujet. L’œuvre se révèle comme une nécessité pour son auteur.
Dès les premiers plans, le spectateur est amené à rencontrer la ville, avant même de pouvoir réellement s’intéresser aux personnages eux-mêmes. Aden est montrée comme un être blessé, traumatisé par la guerre, avec toutes ses plaies encore béantes. Les impacts dans les murs, les étages soufflés… Tout témoigne de la violence de combats. Laquelle reste d’ailleurs présente, sous la forme de groupes armés sillonnant la ville en pick-up par exemple, avec sa part d’arbitraire. Ainsi Amr Gamal pose la dévastation en tant que décor, personnifiant ainsi le trauma et rendant la vie et la reconstruction empêchées. Entre mer et montagne, l’horizon est inatteignable ou hors-champs. Pour autant, la majesté des paysages urbains suscite un irrépressible espoir, qui échappe peut-être d’ailleurs au metteur en scène.
Le titre original (The Burdened, que l’on pourrait traduire par « Les Accablés » en Français) et les premiers dialogues font craindre un drame social pesant, teinté d’un misérabilisme, tant les perspectives de la famille paraissent bouchées et les doutes des personnages abyssaux. Mais très vite, une force se dégage des protagonistes. Le sujet de l’avortement, abordé sans pathos, traverse le film grâce à un jeu de regard. Le jeu des acteurs traduit le besoin de transférer la responsabilité d’un tel acte ou la refuser. Cela témoigne d’un poids écrasant, que les personnages – dans l’ordre la mère, le père puis la praticienne – cherchent à transmettre sans jamais y parvenir (et c’est bien le sens du titre original). La ville se transforme alors en allégorie, meurtrie durablement en son sein, mais vivante et porteuse d’espoir. Loin du tropisme occidental, l’histoire de cette famille détient une part touchante de vérité. Amr Gamal réussit là une peinture sociale saisissante et confirme, après le succès de son précédent opus 10 days before the wedding, que désormais le Yémen a une place sur la carte du cinéma mondial.
Après la chaleur du Moyen-Orient, c’est au tour des brumes Mexicaines de pénétrer dans les murs de la Comète avec Heroico de David Zonana, et ce dans un tout autre registre. D’abord, ce sont des images de Scum qui remontent spontanément à l’esprit après le visionnage de ce long-métrage. Ou plutôt, c’est le souvenir de spectateur d’une sensation : la nausée. Pour rappel, Scum est un drame britannique téléfilmique, devenu filmique lorsque la BBC refusa de le diffuser, d’Alan Clarke montrant une maison de correction pour mineurs en 1979. Le film eu – dit-on – des conséquences concrètes par la suite puisque ces maisons de corrections furent interdites quelques années plus tard. Avec Heroico, le but annoncé de son réalisateur est clairement de marquer les esprits pour provoquer une réaction, si ce n’est la même, concernant ces collèges militaires. Le propos politique est énoncé de la manière la plus directe : pour un jeune homme d’origine indigène, le seul ascenseur social légal est l’Armée. Luis, le jeune héros de cet Heroico, est prêt à beaucoup de sacrifices pour avoir accès à la mutuelle par exemple, permettant de prendre en charge le traitement du diabète de sa mère. Avec un père absent, c’est l’adolescent qui doit endosser le rôle de l’homme, responsable de la cellule familiale (et en ce sens, le patriarcat peut être perçu aussi comme un fléau pour les hommes). Entrer dans une institution telle que l’école d’officiers décrite dans le film n’est par conséquent pas réellement un choix.
Par une scène d’introduction où Luis se présente au recruteur dans un plan fixe, tous ces enjeux sont posés par le jeu aussi subtil que saisissant de l’acteur Santiago Sandoval Carbajal. S’ensuit un film âpre, montrant sans détour les violences subies par les gamins dans cette école. En filmant ce décor empreint d’un gigantisme, rappelant l’architecture de quelque monument Aztèque, Zonana retrouve les racines indigènes du jeune Luis. L’adolescent s’emploie à les nier (en préférant l’Espagnol à sa langue traditionnelle ou en tournant le dos symboliquement à l’effigie du Dieu Aztèque surplombant l’école) comme il essaie de trouver sa voie dans des conflits moraux de plus en plus intenables. La maîtrise formelle du metteur en scène permet d’illustrer ce mouvement de rejet, puis la mutation qui s’opère lorsque le réel devient perméable à la folie. D’emblée, le couloir central du dortoir constitue un élément central du film, puisque c’est par un long traveling que sera introduit le responsable de la section. Le contraste entre la bonhommie du gradé, au sourire magnétique, et la teneur de son discours, puis sa cruauté, rend la scène d’autant plus effroyable. Le spectateur se rappellera peut-être du sergent instructeur dans Full Metal Jacket de Stanley Kubrick, toutefois la perversité insidieuse marque ici une différence de taille. La scène se termine par une extinction des feux laissant présager d’une violence physique inéluctable, et – encore une fois – arbitraire. En écho à cette scène, les projections mentales, le spectre de la folie ou des morts reviendront en vision dans ce même couloir, antichambre d’un Enfer souvent hors-champ (le couloir ne laisse pas voir les douches où ont lieu les exactions, d’où proviennent les cris qui résonnent dans le dortoir), avec un emploi du même traveling qui vient rappeler cette scène inaugurale.
Zonana ne cache pas son amertume dans la manière dont il donne à voir un être humain se faire broyer. Habité par son sujet comme son personnage devient habité par ses fantômes, il partage une vision très sombre dans laquelle la violence n’a pas d’alternative une fois la spirale amorcée, à l’image d’une maladie incurable que l’on contracterait en y étant exposée.
Avec Lost Country, Vladimir Perišić revient sur une période charnière de l’histoire de la Yougoslavie, en 1996 à Belgrade. Bercé par les légendes transmises par son grand-père d’un passé soviétique – Olympique – et glorieux, le jeune Stefan (Jovan Ginic), sort de l’Eden de l‘enfance (la première scène se déroule littéralement dans un verger) pour être confronté à la réalité d’un pouvoir (celui de Milošević) qui refuse de reconnaître le résultat d’élections municipales, ce qui déclenche une vague de manifestations. Le lycéen se retrouve donc pris dans un conflit de loyauté entre sa mère, porte-parole du Parti et complice d’un système, et l’entourage extérieur (ses camarades de lycée, son équipe de Water-polo), se défiant de lui et opposé au régime. Perišić utilise une – très belle – pellicule 16mm, dont le grain et la couleur renvoie aux souvenirs adolescents du réalisateur d’Ordinary People. Ici aussi, l’auteur se trouve intimement lié à son sujet, le film comprenant une part autobiographique certaine.
S’agit-il donc pour Perišić d’exorciser un traumatisme de sa jeunesse ? Le conflit intérieur de ce garçon défendant sa mère de toutes ses forces, tout en finissant par la confronter, tient-il du geste cathartique ? C’est probablement le cas, toujours est-il qu’en élargissant son cadre autour du personnage, le metteur en scène Serbe fait le lien entre la révolution personnelle de l’adolescent et le conflit dont il est témoin. L’innocence et les illusions disparaissent (à noter un clin d’œil malicieux avec la présence d’un poster de Land and Freedom de Ken Loach dans l’appartement de la mère d’un des amis de Stefan, film qui aborde la guerre d’Espagne du point de vue d’un volontaire Britannique communiste engagé contre Franco). Ici le monstre est bien l’héritier du Communisme de Staline, auteur de massacres quelques années auparavant en Bosnie et en Croatie. Les lycéens ne semblent pas avoir réellement conscience de ce passé récent, objets qu’ils sont d’un réel désarroi idéologique. Dès lors, il est impossible pour Stefan de croire encore à l’Eden ou de se révolter. Il fait face à un horizon bouché et n’a dès lors plus de place nulle part ; Œdipe rôde avec cette relation mère – fils tragique. Perišić caractérise son film en parlant d’un acte d’amour, mais demeure toutefois inflexible dans le désespoir absolu qu’il dépeint. Aucune éclaircie ne sera accordée au spectateur dans ce récit crépusculaire. En allant au bout d’une catharsis personnelle, il interdit une certaine forme de réconciliation et peut-être trahit-il la vérité de son personnage.
Un documentaire, qui plus est en animation, permet d’alterner après le visionnage de plusieurs films en compétition. La forme de They shot the piano player, de Fernando Trueba et Javier Mariscal, présenté dans le cadre du cycle Perspectives 2023, prend tout son sens au regard de son sujet : un auteur écrivant sur un pianiste brésilien disparu durant la période qui vit l’Amérique du Sud en proie à une multitude de coups d’états militaire. Son enlèvement et son assassinat dans les geôles argentines resteront longtemps un tel mystère que le sujet principal est dès lors davantage de rendre compte d’un travail de reconstitution. A ce titre et par son graphisme fragmenté, rappelant par instant des vitraux, et donc une forme de puzzle, la forme animée, fruit d’une projection mentale, dénote d’une tentative de donner du sens à l’arbitraire (encore lui !). Les couleurs chatoyantes et la ligne claire adoptée, accentuant encore un peu plus le côté « enquête », permettent de suivre ce récit sans déplaisir. De même, la bande-son, faite de bossa-nova et de jazz, est un ravissement. Le spectateur suit cette investigation entre Amérique du Sud et New-York. Pour autant, le destin terrible de ce pianiste, Francisco Tenório Jr, semble scellé assez tôt dans le récit : celui d’un véritable artiste (donc associé dans l’imaginaire à une gauche bohème) pris dans ses crises personnelles, peut-être aveugle face à la montée des dictatures, alors en train de s’installer durablement sur le continent. Au mauvais endroit et au mauvais moment, le voilà raflé. Personne n’en entendra plus jamais parlé.
Le portrait qui est fait est celui d’une sorte de Candide, parfois impulsif et refusant les compromis, dont la vie tournait autour de son piano. A cet instant, le documentaire perd un peu le spectateur sous la succession de témoignages de figures majeures de la musique bossa ou de la famille du pianiste. Le but des auteurs visant à combler les blancs d’une histoire tragique ne sera jamais totalement atteint, c’est entendu, mais le propos se noie, ne sachant choisir entre l’évocation de l’artiste en tant que tel et la dénonciation d’un drame historique de grande ampleur. Dommage donc que l’émotion soit parfois étouffée par la densité du film.
Cette journée bien chargée se conclut par La Zone d’Intérêt de Jonathan Glazer, véritable temps fort du festival et sans nul doute de l’année cinématographique à venir. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus longuement dans ces colonnes, par conséquent, nous ne rapporterons ici que quelques remarques et impressions qui résultent de cette projection. Notons par exemple que la discussion qui a suivi la séance, entre les programmateurs du festival et le public, s’est prolongée jusque très tard, et fut particulièrement vive. De même, le silence qui a rempli le théâtre de la Comète pendant le générique de fin a été particulièrement éloquent. En quelques mots, le film a pour décor la maison du commandant du camp d’Auchwitz et met en scène ce personnage et sa famille, vivant leur bonheur dans une proximité immédiate avec ce lieu d’extermination.
Rarement la prise à partie du spectateur n’aura été aussi puissante que lorsque le réalisateur joue véritablement avec les tripes de son public pour pousser ses interrogations. L’objet est ici est de bousculer le spectateur-témoin, en éprouvant ses limites. En cela, Glazer met en exergue de manière très forte un élément essentiel du festival : nous le disions hier, à travers la remarque sur les regards caméra, que le spectateur ne pouvait qu’être impliqué dans ce qu’il voyait. Mais le spectateur n’est pas le seul en jeu. Il apparaît que traiter la question du traumatisme et de ce que fait la guerre à travers les fictions relève aussi d’une question de responsabilité de son auteur, vis-à-vis d’un inévitable rapport au réel d’une part, et du moteur qui pousse celui-ci à atteindre le public.
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