Pierre Salvadori – « Dans la cour »

Le huitième film de Pierre Salvadori est peut-être son plus beau, dans son alliage doux-amer, son étonnante faculté à manier la caresse et le fouet, le rire et les larmes.

 

Antoine ( Gustave Kerven, immense dans le minimalisme) est un rocker au bout du rouleau. Une conseillère Pole Emploi lui propose un job (dont elle avait jeté l’annonce à la corbeille !) : gardien d’immeuble. Antoine  y nouera des liens avec quelques inadaptés charismatiques, comme Mathilde, retraitée obsédée par les fissures de son appartement ( Catherine Deneuve, sobre et au sommet), Stéphane,  klepto revendeur de vélos  (Pio Marmaï, jamais aussi bien utilisé), Lev, l’agent de sécurité squatteur, enrôlé par une secte Les Emissaires de la Lumière … Ces moments quasi muets de complicité auront-ils raison de leur mal-être ?…

Pierre Salvadori a réalisé un film risqué où Catherine Deneuve campe une septuagénaire touchante, car sans artifices et surtout, sans effet d’annonce surlignant cette « vérité », annulant la vraisemblance de Miss Deneuve en madame-tout-le monde ( comme c’était le cas dans « Elle s’en va » pour ne pas le citer) et Kerven révèle une capacité d’émotion abyssale. Qu’avec son jeu laconique, il puisse se prêter à des scènes grinçantes, hilarantes, on le savait ; moins, combien sa réserve pouvait nous bouleverser. Ce duo inattendu, bancal,  qui sait être touchant sans occulter sa truculence, Salvadori le filme avec une délicatesse teintée d’audace.S’il nous avait habitué à développer avec singularité le motif de l’amitié que ça soit dans Les Apprentis ou Comme elle respire… Salvadori va plus loin dans ce film, osant plus de noirceur, une forme de « no future » abrasif et radical.  A l’instar des « ups and downs » de ses personnages, le film est une montagne russe avec des pics drolatiques et de gouffres tragiques.  Dès le début, le ton est donné :  le groupe Maalox attend son chanteur dépressif, Antoine claquemuré dans un « backstage » pourr. Il monte enfin sur scène… poussant impassiblement sa valise à roulettes. Fluidité du mouvement : on découvre une bulle qui passe devant Antoine. Une bulle géante faite par deux jongleurs-travellers aux Buttes Chaumont où Antoine médite, se morfond ? sur un banc.

Las ! même les artistes de rue ne le laissent pas dans sa bulle, s’engueulent haut et fort.  La scène avec la conseillère Pôle Emploi fait mieux que nous faire rire de l’absurdité de la situation : l’interlocutrice, comme tous les personnages du film a plus d’un tour dans son sac : après avoir récité son rôle, vantant « l’aspect convivial de la situation » (ce qui deviendra un gimmick hilarant quand Kerven se le récitera en boucle pour convaincre son futur employeur) et repris Antoine quand il dit «  Nettoyer, dormir, loger, je pourrai tuer pour ça ! », elle lui passe du Lysanxia !

 

Dans le contexte sclérosé de la comédie française, arriver à nous faire rire et à nous émouvoir à ce point de la folie, des névroses et des dysfonctionnements des uns et des autres est un exploit rare. Pierre Salvadori et son scénariste, David Léotard  ont réussi une narration bien ficelée, notamment due à des personnages forts et  complexes, basée sur un rythme proche de la comédie américaine, tout en « infiltrant » le scénario d’appels d’airs et de zones d’ombres, plus européennes. D’ailleurs, tous deux disent avoir eu un déclic en découvrant la fin de la série HBO The Wire, où le personnage de Bubbles cite Franz Kafka : « Vous pouvez retenir la souffrance du monde, vous êtes libre de le faire, et c’est en accord avec votre nature. Mais peut-être est-ce la seule souffrance que vous auriez pu éviter. »

Antoine ne sait pas dire non, à tous ces doux dingues qui vont le solliciter, le menacer. Il ne sait pas dire oui non plus. Il ne sait plus et pourtant, dans sa résignation, il exprime une sagesse infinie. A Lev qui insiste pour l’endoctriner dans sa secte et «  se muscler l’âme », il répond « je préfère la garder flasque ». Salavadori aime ses personnages et nous les rend immédiatement attachants. Il a l’élégance ni de les juger, ni de les expliquer, respectant leur part de mystère. Les révélations des deux scènes où Antoine accompagne Mathilde sur les traces de son passé et où Stéphane, le toxico, raconte sa gloirepassée n’en sont que plus belles.

  

Dans la cour est un film oxymore, un doux poison, un Prozac coupé à l’héro, à l’image de tout ce que s’envoie son héros.  Un cocktail addictif qu’on ne saurait que mieux vous recommander, tant il se distingue avec brio des autres produits franchouillards.

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