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13
Août
2014
Adrien Bosc – « Constellation »
Synchronicités
On connaissait la très belle DESPORTS, revue fondée par Adrien Bosc et Victor Robert, alliant littérature et sport. Que les intellectuels s’intéressent au sport et en écrivent de magnifiques pages est quelque chose que l’on se plait trop souvent à oublier. Depuis Camus, Pasolini, Mailer, Daney, Galeano, Blondin… le 20e siècle nous a permis de créer d’étonnantes passerelles entre sport et création littéraire. Puis, en 2012, Arno Bertina faisait de Roger Federer le centre tellurique d’un roman jubilatoire et abrasif. L’année suivante, Alban Lefranc, donnait à Cassius Clay aka Mohammed Ali une jeunesse fantasmée, violente comme son style expressionniste, tissant un récit aussi ténébreux et lumineux qu’un diamant.
Avec une vocation plus amplement poétique, le premier roman d’Adrien Bosc permet de creuser autrement la voie de l’appropriation d’une histoire célèbre. Je dis « appropriation » et peut-être faudrait-il dire « compréhension », au sens où comprendre c’est prendre avec soi. Il s’agit, pour l’écrivain, de prendre avec lui un matériau brut qu’il modèle, qu’il cisèle, qu’il affine et qu’il projette. C’est de ce type d’assimilation poétique que résulte CONSTELLATION.
« Constellation », d’après le Lockheed Constellation (alias Connie), est cet avion si cher à au milliardaire américain Howard Hughes, qui en ferait un des appareils mythiques de l’aviation commerciale. Et puis, au premier plan, tellement visible qu’il court le risque de cacher tout le monde, autre sportif légendaire : le boxeur Marcel Cerdan. Mais celui que l’on connaît aussi comme le « Bombardier marocain », reste au premier plan, là où il ne dérange plus personne – cela permet à Adrien Bosc, comme qui modifierait une focale, d’explorer en toute liberté ce qui se précipite en un résidu historique autour de la mort tragique de Cerdan dans un accident aérien en 1949, à bord d’un Constellation.
L’écriture d’Adrien Bosc oscille entre la fiction biographique et la poésie, véritable manière de revisiter et peut-être même d’exorciser un vécu à l’aune des événements passés. Il mène une enquête exhaustive et passionnante : cela commence par les grandes heures de l’aviation de guerre et civile – catastrophes aériennes incluses. En racontant l’histoire d’un appareil tellement prometteur, puis en éclairant les vies de quelques-uns des membres de l’équipage et des passagers de l’avion où s’est tué Cerdan, il nous amène progressivement à nous confronter, de manière modeste et saisissante, allusive et poignante, à l’histoire, évidemment moins connue et tout aussi fragmentaire, de sa propre subjectivité. Bien sûr on fait allusion au deuil impossible de la célèbre maîtresse de Cerdan, Edith Piaf : une histoire bien trop connue, en effet. En évoquant la liaison de ces deux personnalités, Bosc réussit toutefois à éviter l’écueil de la romance tragique, même si ce livre parle d’amour – et d’un amour perdu – à grands cris.
Il est une question de rythme, très intéressante, qui permet ce glissement. La structure du livre est juste et étonnante. Chaque chapitre s’ouvre sur une citation, marrainage féérique et poétique qui éclaire avec acuité et intensité l’évolution de l’ensemble. On commence par suivre les passagers du vol Paris-New York d’Air France qui s’embarquent le 27 octobre 1949 à bord du F-BAZN – on reconnaît la légende de cet « avion des stars » qui s’est crashé au long des îles Açores avec à bord, quarante-huit passagers, parmi lesquels Marcel Cerdan, parti retrouver sa maîtresse et reconquérir son titre de champion du monde face à Jake La Motta.
Le lecteur, malin, croit donc qu’il s’agira de suivre des récits partiellement imaginaires jusqu’au crash final. Qui étaient-ils, quelles sont les circonstances qui ont amené ces individus à prendre ce vol-là, précisément ? Des questions typiques que, pour les habitués des aéroports, on ne cesse de se poser dans l’espace exigu et hermétique d’un avion. Qu’allaient donc faire à New York la virtuose du piano Ginette Neveu et son frère, l’homme d’affaires Kay Kamen, la jeune Françoise Brandière, les bergers basques, Simone Hennessy ? S’agit-il de raconter leurs histoires jusqu’au dénouement fatal ?
Mais le dispositif de CONSTELLATION est bien plus complexe que cela. Le crash en est le centre creux, une zone d’ombre à jamais énigmatique (je ne vous gâche rien, le plaisir ne fait que commencer). A partir de ce moment, la structure narrative s’enroule en elle-même, ouvrant une double spirale. La tragédie, bien sûr, amène d’autres réverbérations (les hypothèses, la responsabilité) ou bien des répliques comme on dit en sismologie (la terrible histoire de la 49e victime de ce crash, par exemple). Et surtout, c’est à partir du crash que la première personne du singulier entre en scène.
Une constellation, c’est aussi une convention. On appelle constellation l’ensemble de lignes imaginaires formées par un groupe d’étoiles. Ces tracés, qui portent souvent de noms profondément poétiques, sont arbitraires et résultent de la seule position d’un observateur donné (allez reconnaître par vous-même la « chevelure de Bérénice »).
Adrien Bosc va donc regrouper, de sa propre perspective, des éléments qui ont des liens au-delà de la simple causalité. Or, on sait, dans l’histoire des catastrophes aériennes, à quel point il est difficile de déterminer les causes exactes et définitives d’un accident.
L’auteur, toutefois, crée des lignes entre les stars de ce vol. Le premier mot qui m’a effleurée à la lecture de ce roman au style pur, élégant et simple, était celui de « synchronicité ». Sans savoir, ou peut-être pressentant, espérant, que l’auteur ferait allusion au célèbre scarabée de Jung. Mais je pensais surtout à ce livre monumental qu’est Le Miroir du merveilleux de Pierre Mabille, mélange de philosophie jungienne et poésie surréaliste. Et de fait, la référence n’est pas fortuite, à André Breton vers la fin de CONSTELLATION.
Synchronicités, échos lointains ou simple abîme en commun, l’auteur évoque son ( ?) propre amour distant et disparu, éteint peut-être. Attention, l’hypothèse poétique de ce livre est vaste. Ce qui intéresse Adrien Bosc est le devenir de la prosopopée – cet art du désespoir, illusion spirite et poétique qui donne la parole aux morts ou aux choses disparues. CONSTELLATION c’est aussi un euphémisme poétiquement juste pour définir la reconstitution des catastrophes aériennes avant les boites noires.De toute cette mélancolique évocation, il nous reste un formidable étonnement, et on connaît la vertu philosophique de ce dernier. Des coïncidences sans lien causal prennent malgré tout un sens subjectif… Ou, comme dirait Schopenhauer, on semble atteindre une « simultanéité significative ».
Voici donc l’Histoire, ou comment elle nous affecte intérieurement. En plus de la rigueur et la justesse dignes d’un historien qui rapporte une série de faits, Adrien Bosc ajoute une dimension poétique supplémentaire, une ouverture sur les portes d’ivoire ou de corne du rêve et du souvenir.On peut parler d’un effet papillon : et c’est probablement ce que ressent l’écrivain quand il raconte les improbables répercussions de l’événement central à des années de distance.
CONSTELLATION c’est enfin l’évidence folle et jouissive de certaines coïncidences. A la part du romanesque, de la fascination pour certaines figures mythiques, vient s’ajouter la poignance de la subjectivité. Et un panégyrique de l’amour.
« A Horta, sur l’île de Faial, il existe un bar où les marins du monde entier se retrouvent, et laissent accrochés, à un tableau d’affichage en bois encerclant le comptoir, des messages, télégrammes, bouts de papier. Ce lieu, salle des pas perdus des marins de l’Atlantique, bureau de poste improvisé, se nomme le Peter’s Bar. La légende raconte que Casablanca aurait dû être tourné ici, que Louis Armstrong y aurait chanté As Time Goes By au fond de la salle. J’y crois. Ces mots placardés au tableau attendent leurs destinataires, l’urgence n’est pas de mise, ils trouveront preneurs ou resteront lettre morte (…). Le Peter’s Bar trône la nuit à Horta comme un phare, et l’on s’y saoule la gueule jusqu’à trouver le soleil au fond d’un verre. On y boit son chagrin, on partage celui de son voisin, on y répare des amitiés malmenées par les longues traversées. Chacun, dans ce refuge, y cherche, y trouve, en âme naufragée, le souvenir de sa peine, et boit au-delà du raisonnable le salaire de ses regrets. J’y ai bu les arènes de Grenade un jardin perdu au milieu de l’Alhambra, un lit à baldaquin boisé de l’Albayzín et la fontaine mauresque dont le son fit office de berceuse à deux enfants blessés. »
Adrien Bosc
CONSTELLATIONS
aux éditions Stock
Sortie : le 20 août
Damocles
« Qu’allaient donc faire à New York la virtuose du piano Ginette Neveu et son frère[…] »
Ginette Neveu était en fait violoniste