« Dédié à celles et ceux qui ont découvert American Psycho en VHS et en version française » peut-on lire avant une citation de Thom Yorke plaçant implicitement l’entreprise d’Adrien Durand dans un style sciemment ellisien. Nettement plus jeune que lui, le cinéma a également été notre porte d’entrée vers la littérature de Bret Easton Ellis. Un visionnage estival peu après la fin du lycée, celui des Lois de l’attraction de Roger Avary. Il y avait en l’état une matière filmique passionnante, mais aussi une essence écrite qui semblait neuve, inédite. Quelque chose nous attirait inexplicablement vers ces personnages et ce décor pourtant bien loin de notre réalité. Le moment était venu de nous plonger dans l’univers d’un écrivain, qui nous faisait déjà de l’œil depuis un certain temps. On ne va pas s’en vanter mais les lectures à l’adolescence d’ouvrages de Frédéric Beigbeder nous avaient rendu son nom familier.
Adrien Durand est, entre autres, critique musical, mais aussi auteur, notamment, d’un roman de fiction Cold Wave et d’un essai sur Kanye West, déjà publié chez Playlist Society et salué dans nos colonnes. Il est également le fondateur de Le Gospel, blog et fanzine papier devenu une maison d’édition en 2022, s’intéressant aux contre-cultures et à l’underground. Il réaffirme ici un goût pour les icônes sulfureuses et disruptives de la pop culture en consacrant son nouvel écrit à Bret Easton Ellis. Ce dernier constitue à la fois l’un des écrivains les plus populaires des trente dernières années, une véritable rock star de la littérature contemporaine, mais aussi une individualité controversée, parfois haïe et détestée, tant sur le versant artistique que sa représentation publique.
Comment évoquer une figure aussi essentielle, clivante et acide, dans un style abordable et accessible aux néophytes, en se donnant pour objectif d’être susceptible d’intéresser à la fois les détracteurs et les laudateurs ? C’est le pari ambitieux relevé non sans brio par Adrien Durand en moins de cent-cinquante pages, à travers Bret Easton Ellis, le privilège de la subversion.
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Brett Easton Ellis – Copyright Karl Schoendorfer/Rex Features/Sipa
L’introduction, maline, ne s’intéresse pas directement à l’auteur. Des faits divers médiatisés et des instants de buzz 2.0, dont les protagonistes bien réels auraient tout à fait pu être des personnages de romans de Bret Easton Ellis, se succèdent à la manière d’un zapping écrit. Ces premières pages préparent les esprits à l’entrée en scène de la « bête », rendue effective par la citation d’un tweet d’avril 2020. Ce prologue ultra contemporain offre une conclusion sans équivoque : « En presque quatre décennies, l’écrivain américain est devenu malgré lui un thermomètre de la littérature subversive autant qu’un marqueur temporel ». Il précède une évocation chronologique, détaillée et synthétique des fameuses « presque quatre décennies ». Adrien Durand revient sur une enfance privilégiée doublée d’une éducation négligée, bien que l’on comprenne qu’il y a une part de romanisation dans ces vérités, entretenue par Ellis lui-même. Quoi de plus logique de la part d’un homme qui va devenir au fil de sa carrière maître dans la confusion entre le vrai et le faux, la réalité et la fiction ? Toujours est-il que le jeune Bret grandit à l’abri, dans une bulle confortable, baignant néanmoins dans un climat d’extrême violence (les crimes du tueur du Zodiac qui rôde à San Francisco ont un fort écho médiatique). Il va alors trouver refuge devant des films d’horreur, quelques temps avant de faire une découverte fondatrice : American Gigolo de Paul Schrader.
Cette plongée dans les années de jeunesse plante un décor réel, largement façonné dans l’imaginaire du lecteur par le cinéma et la littérature (dont évidemment celle de l’auteur étudié). La première force de l’essayiste est de parvenir à proposer à la fois une forme de récit biographique obéissant à une certaine dramaturgie pop et captivante, sous couvert de réflexion autour d’une œuvre, sans que l’un des deux aspects n’ait raison de l’autre. L’analyse des romans d’Ellis et leur mise en perspective avec son propre vécu, est toujours sourcée, contextualisée, ponctuée d’exemples et citations bien senties. Adrien Durand nous immerge au cœur des années 80 (le théâtre de Moins que Zéro, Les Lois de l’attraction et American Psycho), dont Paul Schrader a partiellement façonné l’esthétique dans la culture populaire via American Gigolo. Il a en ce sens eu une influence notable sur l’atmosphère des débuts littéraires d’Ellis. À l’époque, une période de grands changements (politiques, sociaux, culturels) s’ouvre et un espace se dessine pour de nouvelles représentations, pour de nouveaux codes.
Après les élans révolutionnaires et les mouvements hippies des sixties, après la paranoïa latente et la défiance généralisée des seventies, le pessimisme nihiliste de la scène punk de la fin des années 70 et du début 80, naît une nouvelle mythologie américaine sensiblement plus individualiste. Pour les personnages des premiers romans de Bret Easton Ellis, l’existence n’a de sens que dans l’excès ou la transgression : « le monde extérieur est une cour de récréation ». L’écrivain ne juge pas son époque, ce qu’il dépeint ou celles et ceux à qui il donne vie, il observe cliniquement leur réalité. Cette approche, en apparence désentimentalisée et dépassionnée, sème le trouble. Elle pose question, tout en invitant à lire entre les lignes, à aller gratter derrière les mots. Elle dérange parce qu’elle n’apporte pas de réponse claire ou directe, celles-ci seront le fruit d’interprétations et de réflexions, partiellement orientées selon la sensibilité du lecteur et selon ses propres prismes ou grilles d’analyses. Adrien Durand le dit d’ailleurs sans détour et avec netteté : « L’écrivain donne au lecteur un autre statut. Non pas celui d’un juge, mais presque celui d’un co-auteur, ou d’un arrangeur, qui peut décider de la véracité des événements, et de l’ancrage de ces personnages dans le monde réel. »
Bret Easton Ellis, le privilège de la subversion sans dérouler le tapis rouge à l’artiste, nous familiarise avec lui en relatant son monde, en évoquant son entourage et ses mentors. De son amitié avec Donna Tartt, son admiration pour Joan Didion ou Joe McGinniss qui comprendra la puissance de son style avant lui, on découvre les figures inspiratrices, qui ont contribué à directement ou indirectement en faire l’écrivain qu’il est devenu. À la lecture, Ellis n’apparaît plus comme une projection plus ou moins fantasmée mais une individualité complexe, pétrie de contradictions, suivant par ailleurs une évolution cohérente. Son écriture en rupture est elle-même affiliée à des œuvres avec lesquelles le lien fait sens : Les Carnets du sous-sol de Fiodor Dostoïevski, une référence commune avec Paul Schrader (de Taxi Driver à American Gigolo mais également jusqu’à sa récente trilogie impulsée par First Reformed). Ellis a l’intelligence d’emprunter les mots d’un autre auteur pour légitimer les siens, dans American Psycho, il place malicieusement son ouvrage sous cette tutelle intouchable.
L’essai nous immisce au présent d’un passé presque impensable aujourd’hui. Revivre la sortie mouvementée (et l’impact négatif qu’il aura à court terme pour son créateur) d’American Psycho a en ce sens, quelque chose d’assez cocasse, de même que les débats soulevés sur ce que doit et peut être un roman. Adrien Durand sait exprimer la subversion littéraire opérée par Bret Easton Ellis en s’appuyant sur une citation de Roland Barthes dans La Mort de l’auteur : « Pour rendre à l’écriture son avenir, il faut en renverser le mythe ». Il le compare par aspect à Raymond Carver, notamment dans un usage de la métaphore matérielle visant à traduire l’état d’un personnage. On pourrait invoquer dans un autre registre une figure comme Charles Bukowski qui n’a pas hésité à bousculer les codes et participé à la désacralisation de l’écrivain « classique ».
Au-delà de ses récits, c’est sa langue qui fait le sel des écrits de Bret Easton Ellis et notamment sa propension à s’inspirer de procédés non littéraires et déconsidérés. Lorsqu’il flirte délibérément avec les descriptions que l’on croirait tirées d’un catalogue publicitaire dans American Psycho, il réinvente les règles en faisant sien des codes impersonnels et théoriquement dénués d’ambitions artistiques. Il fait entrer le contemporain dans ce qu’il peut avoir, de prime abord, de plus vulgaire, vers le classicisme et l’intemporalité. Pour l’analogie, Ellis a appliqué à la littérature un traitement qu’ont opéré sur le cinéma certains cinéastes de l’école anglaise passés par la pub durant les années 80 tels que Ridley et Tony Scott, Adrian Lyne, Alan Parker ou plus tard à l’approche des années 2000 des metteurs en scène venus du clip tels que David Fincher, Spike Jonze ou Jonathan Glazer. Tous ces réalisateurs ont, à divers degrés, souffert d’une même défiance quant à leur approche de l’image, éprouvée sur d’autres médiums, formats ou supports, que celle dont Ellis a fait les frais par ses pairs. Ils ont en commun d’avoir personnifié des styles prétendument impurs, leur avoir donné un sens et une portée nouvelle.
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Les Lois de l’attraction – Copyright Lionsgate
À la différence de l’écrivain star par excellence, Stephen King, qu’il ne se cache pas d’admirer, Bret Easton Ellis n’a pas réussi à s’imposer réellement dans le monde du cinéma. Les adaptations de ses romans ont soit été décevantes ou ratées (Moins que Zéro, American Psycho), soit trop peu vues pour prétendre à la même notoriété que leur modèle (Les Lois de l’attraction). De cette frustration naît une envie d’écriture pour le grand-écran qui accouchera du bancal The Canyons, réalisé par … Paul Schrader. Sous-produit (financé en crowdfunding) et parasité par un tournage chaotique (les frasques de Lindsay Lohan), le film est très mal reçu. Il précède néanmoins le retour en grâce du scénariste-réalisateur, c’est peu pour consoler Ellis, qui rêvait secrètement d’une aventure à la Barfly où le jusqu’au-boutisme de Barbet Schroeder eut raison des aléas de production.
Bret Easton Ellis creuse son style et ses effets comme une signature, d’ouvrages en ouvrages, opérant une bascule progressive. Il s’était fait, via ses premiers romans, le conteur d’un monde immoral qu’il avait exposé et révélé crûment. Il avait mis en mots un univers qui avait été le sien. Il avait aussi de fait été l’un des premiers à aborder frontalement et sans idéalisme, une société en mutation, expurgée de ses moteurs idéologiques, guidée par le libéralisme et le consumérisme. Il a observé à son échelle dans une fausse impassibilité, des évolutions décisives qui n’allaient cesser de s’amplifier. L’arrivée d’internet et des réseaux sociaux donne une seconde jeunesse à son œuvre qui va désormais s’adresser à une deuxième génération de lecteurs et nourrir les espoirs d’écriture de nouveaux profils. Sa dimension de précurseur va le rendre d’autant plus pertinent et important lors du passage aux années 2000. Tandis que ses livres passent la postérité et que les controverses d’antan s’effacent partiellement, le présent donne raison à ses intuitions, à ses constats précoces. C’est précisément à ce moment-là qu’il va entreprendre une révolution intrinsèque, devenant peu à peu le seul sujet de son œuvre, radicalisant et clarifiant d’un même élan sa démarche. Cette manière de brouiller un peu plus la frontière entre sa personne et sa personnalité va s’accentuer avec ses prises de paroles publiques, souvent provocatrices et sujettes à polémiques notamment sur Twitter. Ce nouveau terrain de jeu, qu’il prend un malin plaisir à apprivoiser, réactive de plus belle les clivages à son égard. La confusion sciemment élaborée entre le réel et la fiction, ses pensées personnelles et ses déclarations, prend un nouveau tournant. Son avatar numérique est-il lui aussi un personnage ? À quel degré de conviction exprime-t-il ses pensées ? L’ambivalence est poussée progressivement dans ses retranchements. Ce virage affecte la nature de ses écrits, à l’instar de White qui n’est pas un roman ou Les Éclats qui semble tourner le dos à la subversion.
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Adrien Durand © Julie Morel
Par-delà les controverses, le sens du cheminement de Bret Easton Ellis, sa « finalité » est de se poser en protagoniste de son œuvre et en miroir déformant de de son époque, en refusant de prendre position de manière claire, quitte à déranger, irriter, choquer. Adrien Durand a l’intelligence d’aborder ce rapport aux choses et ces problématiques sans jugement moral (sans pour autant valider tous ses dires), invitant à la réflexion, évoquant sans cesse le champ des possibles, nous intimant implicitement de ne pas en rester à une idée arrêtée. Cette approche « moraliste » rejoint l’essence d’une démarche artistique passionnante. Que vous soyez des défenseurs ou des détracteurs, nous ne serions que trop vous conseiller cette lecture à la fois facile et rapide qui donne l’envie immédiate de redécouvrir les différents ouvrages d’Ellis et les passer au crible de nouvelles perspectives. Bret Easton Ellis, le privilège de la subversion stimule également une grande curiosité quant aux autres figures invoquées et se pose en appel à la découverte, afin d’appréhender des mouvements littéraires et la bascule d’un monde. Une réussite très franche.
EdPS035 – 14 x 18,3 cm – 144 pages – essai / littérature
Playlist Society
Disponible depuis le 23 janvier 2025.
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