Retour sur le passionnant ouvrage consacré à Alexandre Alexeïeff et Claire Parker, édité à l’occasion de l’exposition du Musée-Château d’Annecy, de juin à octobre 2015. Le couple russo-américain est à l’origine de l’une des inventions les plus extraordinaires du cinéma d’animation : l’écran d’épingles, un outil et dispositif qu’il brevette au milieu des années 30, après avoir réalisé un premier film, « Une nuit sur le mont chauve » (en 1933) à partir du poème symphonique de Modest Moussorgski. Ils garderont longtemps l’exclusivité de l’écran, puis finiront par en diffuser les techniques sur le tard, dans les années 70, sur la demande de Norman McLaren de l’Office National du Film du Canada. Le montréalais Jacques Drouin, stagiaire au sein de l’institution, s’en emparera et en assurera à son tour la transmission après le décès du couple, au début des années 80. Il contribuera aussi à la restauration des écrans déposés au CNC (ou acheté, comme « l’épinette » de 1977, acquise en 2012 dans le but d’inciter des animateurs français à l’utiliser). Un ouvrage donc, pour voyager dans les « gravures animées », par l’ombre et la lumière, des films d’Alexeïeff/Parker…

En premier lieu, l’ouvrage (livre plus DVD) se démarque des habituels catalogues d’expositions artistiques par la modestie de son format, plus proche du carnet d’artiste, reliure à gauche, sens horizontal, que d’un album « beau livre » (il n’en est pas moins un, tout aussi consistant en épaisseur, et soigneusement édité sur papier glacé). Une sorte de bloc donc, à ouvrir et à feuilleter, pour s’immerger dans l’univers créatif du couple d’animateurs. La couverture nous l’annonce avec ses lettres dansantes en bâtons noirs, façon pochoir, sur fond orange : ALEXEÏEFF PARKER ; le livre est donc une sorte de monographie bicéphale, la première à réévaluer la contribution tout à fait indissociable de sa femme Claire Parker, et à établir cette dernière, conformément au vœu d’Alexeïeff, comme la co-créatrice de l’œuvre (la majorité des films réalisés sur l’écran d’épingles ont été signés des deux noms, Alexeïeff-Parker, tout comme l’invention). C’était littéralement le cas, puisque chacun officiait en complémentarité, lumière et ombre, sur chaque face de l’écran : Alexeïeff en positif lumineux, « écrasant » les épingles pour composer les formes et les valeurs de gris ; Claire Parker en négatif, repoussant les épingles depuis l’autre face sur la demande d’Alexeïeff, pour corriger les traits, ou faire remonter des noirs, grâce à la saillie des tiges, à leurs ombres projetées…

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Alexeïeff et Claire Parker travaillant de concert sur les deux faces de l’écran,
pour réaliser l’affiche du festival d’Annecy en 1960 ; l’un des documents film fourni dans le DVD

L’ouvrage retrace d’abord l’union créative du couple, une vie à inventer (avec, outre les différentes moutures d’écrans, une autre invention importante : le banc de totalisation développé dans les années 50 par Alexeïeff, avec le concours du sculpteur Georges Violet) et à œuvrer de concert. Il y a les gravures d’Alexeïeff seul, réalisées pour illustrer les œuvres littéraires, qui assoiront sa notoriété à la fin des années 20 ; les films d’animation « d’auteur(s) » sur écran d’épingles à partir de la décennie suivante ; et enfin les films publicitaires du studio Alexeïeff qui permettront au couple de gagner sa vie, tout en poursuivant ses expérimentations, même dans ces films-là, audacieux et artistiques.

Le livre documente certains passages obligés : le parcours biographique « tramé » à deux, puis l’entrée dans les institutions (le parrainage du festival Annecy à partir de 1959, la grande exposition monographique de 1975 au Château-Musée d’Annecy ; enfin dans le courant des années 70, le travail pédagogique mené à l’ONF et le début des donations au CNC). Viennent ensuite les outils inventés et les textes d’Alexeïeff, avec en dernier lieu, la portée historique de l’œuvre (ses résonnances contemporaines : réception publique et critique, transmission, influences directes ou indirectes…). Mais ce « catalogage », loin de se résumer à un catalogue d’exposition ou à un recueil de contributions (et non des moindres : Pascal Vimenet, Ginnalberto Bendazzi, Dominique Willoughby, Jacques Drouin, Michèle Lémieux, pour ne citer qu’eux), est organisé pour former un récit continu, entrecoupé de galeries d’images et de documents, comme un parcours souple et animé à l’image de l’œuvre elle-même. La trame peut sembler convenue, mais son traitement éditorial ne l’est pas (séquençage, ou bien montage, serait une nouvelle fois, un mot plus adapté).

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« Une nuit au mont chauve » (1933) – le premier film du couple réalisé sur un écran d’épingles.
Alexeïeff s’est manifestement inspiré des gravures de Goya, auquel il rend hommage.

L’une des difficultés, peut-être, reste de se représenter au vu de l’ouvrage, l’apparence qu’ont les films réalisés sur écran d’épingles quand on ne les connaît pas, tout comme le dispositif très complexe de l’écran, composé d’un million ou de milliers d’épingles selon les modèles ; mais surtout, de s’expliquer par quel prodige, de manipulation et d’éclairage, Alexeïeff et Parker sont passés de l’un (lourdement matériel et si contraignant à manipuler) à l’autre (les images fantasmagoriques, pleines d’accidents poétiques et lumineux, d’un piqué pointilliste, ou d’un flou évanescent). Mais il ne s’agissait pas, avec ce livre, de se substituer à l’anthologie DVD existante, éditée par Cinédoc : « Alexandre Alexeïeff, le cinéma épinglé », toujours disponible. La production sur écran d’épingles est représentée dans l’iconographie (mais peut-être à trop faible échelle pour en saisir pleinement les effets et surtout les transitions). Elle appelle de toute façon un visionnage en complément.

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Films publicitaires du studio Alexeïeff, années 30 (complément DVD du Livre)

Le livre inclut un DVD de films de réclame inédits, qui ne font pas (ou très peu) usage de l’écran d’épingles. En revanche, les deux artistes y expérimentent les couleurs et surimpressions, afin de créer des formes ou des chorégraphies semi-abstraites à partir des objets animés, en recourant parfois à la fameuse technique de « totalisation » (une exposition longue d’un objet mis en mouvement pendulaire, qui finit par tracer un volume virtuel, totalisant l’ensemble des mouvements). Le procédé s’apparentait, animation en plus, aux expérimentations sur la dynamique des fluides ou le mouvement des corps, vues dans les chronophotographies de Marey ou Muybridge au début du siècle. Ces audaces ont imposé Alexeïeff, durant les années 30, comme l’un des pionniers et grands novateurs du film publicitaire (il réalisa notamment les premières réclames en couleur avec le procédé Gasparcolor). Alexeïeff utilisait ce média de manière artistique, jouant avec humour sur l’imagerie populaire des réclames, et leur convention de ton, tout en y appliquant ses recherches formelles avant-gardistes. Cette ambition, plastique et musicale, celle de composer de petites symphonies visuelles, ludiques voire enfantines, se traduisait par le recours un des compositeurs de musique classique prestigieux (Darrius Millaud, Fréderic Chopin…) ou à des professionnels établis. Le matériau est dans l’ensemble plus anecdotique que celui du DVD Cinédoc (cité précédemment) même s’il n’a vocation qu’à le compléter. Il comprend également de courts documentaires filmant Alexeïeff en démonstration ou au travail devant l’écran d’épingles.

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Alexandre Alexeïeff en démonstration à l’ONF dans le film documentaire de Norman McLaren : « L’écran d’épingles » (1973)

L’ouvrage est donc particulièrement précieux, pour pouvoir se replonger dans la poétique de cette « gravure animée » (comme des mouvements « totalisés ») qui conserve aujourd’hui encore toute sa fascination ; mais aussi pour découvrir le contexte, de réflexion sur les arts, qui l’a fait naître. Il complète le corpus existant, qui se résumait pour ce qui est des livres, quasiment à l’ouvrage dirigé par Giannalberto Bendazzi, « Alexeïeff, Itinéraire d’un Maître » (édition Dreamland/La Cinémathèque Française, en 2001). L’œuvre Alexeïeff-Parker est d’autant plus touchante qu’elle illustre un moment singulier de la modernité artistique, ici partagé entre un héritage traditionnel de facture un peu archaïque – celui des techniques de gravures « traditionnelles » et du clair-obscur, qui sont réinterprétées à travers les possibilités ciné-photographiques de la nouvelle invention – et une aspiration tout à fait avant-gardiste à manipuler et surtout à révéler un « inédit » ou un « inouï » visuel. Autrement dit, le vœu de matérialiser des images dépassant la réalité visible, autant que les anciennes catégories plastiques de forme, fond, et contour. Images mentales, inconscientes, latences optiques, réminiscences, rêves, synesthésies… Des perceptions presqu’impossibles qui se détachaient finalement de leurs prétextes illustratifs (littéraire, narratif, musical) pour devenir des animations pures, ballets autonomes d’un mouvement continu. L’écran en ce sens faisait intimement partie de l’œuvre : surface de projection et de recherche, il était une sorte de révélateur tâtonnant, ouvert aux aléas et à la magie d’un résultat jamais tout à fait prédictible. Il s’agissait aussi de distinguer le Cinéma d’animation, comme un Art à part entière ; ni dessin animé, ni espèce inférieure de cinéma ; et surtout comme un art de son temps, synthétisé par la formule paradoxale (en termes de contemporanéité artistique), mais très poétique, de « gravure animée ».

Citons pour conclure Alexandre Alexeïeff lui-même, repris dans l’article de Dominique Willoughbly, dans le présent ouvrage : « Il ne s’agit que de serrer de plus en plus près, en un matériau indéfiniment malléable, l’image en formation. » (…) « Il me semble qu’au cinéma comme ailleurs, la création se limite à un seul individu ; à condition qu’il ne préfabrique pas les jalons, mais créé les phases l’une après l’autre, au grand ralenti, sans formuler son but d’avance guidé par la préscience, aveugle comme une huitre. »

« Alexeïeff / Parker, Montreurs d’ombres » (Livre-DVD), collection les Animés, éditions de l’œil (avec le soutien du CNC). Prix de vente : 30 euros.

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maquette de démonstration utilisée pour montrer les ombres portées obliques des épingles sur l’écran

Nous renvoyons nos lecteurs à deux éditions DVDs incontournables, qui rassemblent les chefs-d’œuvre d’Alexeïeff-Parker pour l’un, et de Jacques Drouin pour l’autre, en plus de nombreux compléments éditoriaux (livret, documentaires…).
« Alexandre Alexeïeff, le cinéma épinglé » (DVD très complet édité par Cinédoc avec le CNC)
« Jacques Drouin, Œuvre complète sur écran d’épingles », 2009 (DVD + petit livre, édité par l’ONF NFB du Canada)

Nombre de documentaires et films sont visibles sur le site de l’ONF :
– le documentaire essentiel de Norman Mc Laren, « L’écran d’épingles » de 1973 (également dans les compléments de l’édition DVD Cinécoc : « Alexandre Alexeïeff, le cinéma épinglé »),
– celui de Guillaume Fortin, « Jacques Drouin en relief » de 2009 ; un portrait du cinéaste d’animation (édité dans le DVD de l’ONF NFB du Canada : « Jacques Drouin, Œuvre complète sur écran d’épingles »)
« Le paysagiste » (Mindscape) de Jacques Drouin de 1976 (présent sur les deux DVD).

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A propos de William LURSON

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