Lorsque débute la seconde guerre mondiale, Alphonse Boudard a à peine 14 ans et habite le 13ème arrondissement de Paris avec sa grand-mère. Lorsqu’il entreprend de coucher sur papier ses souvenirs (en 1977), le Paris prolétaire qu’il a connu a bien changé : la circulation automobile est devenue infernale, les devantures des cinémas pornos s’exhibent en toute impudeur… Après être revenu sur les années passées à soigner sa tuberculose (L’Hôpital) et celles qu’il passa en prison (La Cerise), Boudard entreprend de raconter son adolescence pendant la guerre et la manière dont il participa à la libération de Paris avec les F.F.I.

Qu’on ne s’attende pas ici à un récit héroïque exaltant de mirifiques idéaux, les grandes valeurs patriotiques et la soif de liberté. La guerre vue par Boudard s’apparente à la bataille de Waterloo vécue par Fabrice dans La Chartreuse de Parme : un épisode traversé de manière très personnelle et vu par le petit bout de la lorgnette. Mais au bout du compte, cette évocation paraît beaucoup plus vivante et beaucoup plus juste que les grands récits figés des manuels d’Histoire.

Les Combattants du petit bonheur débute par un tableau haut en couleur du quotidien de l’auteur : le bistrot à l’angle de la rue, ses voisins, ses camarades de jeu comme Musique et sa famille. La photographie du Paris populaire de ces années-là est extraordinaire, rehaussée par le style inimitable de Boudard, mélange de musique célinienne et de cet argot qu’il a assimilé en prison. Quand éclate la guerre, les choses ne changent pas immédiatement mais l’auteur parvient néanmoins à traduire une atmosphère où la crainte se mêle à l’attente, les aléas du quotidien aux petites magouilles. Alphonse Boudard n’est pas un procureur : il ne s’agit jamais de distribuer les bons ou mauvais points. Aucun héros dans son récit et les salauds ne le sont jamais totalement. D’autre part, la frontière est souvent fluctuante entre les deux comme le prouve la fin amère du livre. L’auteur s’attarde en effet sur les exactions commises au nom de la Libération : Résistants de dernière minute sortis de nulle part, désir de vengeance, pillages… Les pages qu’il consacre aux femmes tondues sont à la fois très dures et d’une qualité d’émotion rare :

« Autour, il y avait, parmi les hurleurs, les bourreaux… d’affreux petits mâles complexés, déçus… bien des rancœurs de calcif… des instincts sadiques qui se réveillaient… se donnaient libre cours… des choses qui remontaient du fond de l’égout. On tondait aussi les filles, pas tant parce qu’elles avaient pagé avec des Chleus, mais souvent parce qu’elles avaient ainsi bravé de gentils préjugés bien rances. Ça faisait tâche dans la grande fête, tout ça… »

Mais j’anticipe… Boudard s’intéresse d’abord à la manière dont s’organise le quotidien pendant la « drôle de guerre » puis la défaite. Les petites combines du frère de Musique, le marché noir, les querelles de voisinage et la vie qui continue malgré tout. La guerre, pour l’adolescent qu’il était, c’est d’abord trouver un moyen de manger (de l’importance de la « tortore ») et des conflits qui apparaissent à un niveau microscopique. Ainsi, le premier « acte de résistance » d’Alphonse et sa petite bande sera de chouraver un vélo aux Chleus. Puis il y aura la menace constituée par une bande rivale, petites frappes endoctrinées sous la bannière du RNP de Marcel Déat. Mais de manière générale, la vie continue et l’auteur se garde bien de juger ces « gens de peu » luttant quotidiennement pour leur survie et capables de certaines bassesses pour cela. Boudard consacre des pages magnifiques aux cinémas de son quartier, à ses souvenirs de Georgius venu pousser la chansonnette à L’Excelsior (« un music-hall devenu cinéma algérien depuis »), salle qui accueillait alors également Fréhel, Lys Gauty ou encore Edith Piaf (« Il se passait quelque chose lorsqu’elle attaquait La fille de joie est triste au coin de la rue là-bas ! Un silence dans la salle… l’émotion retenue en suspens. On était littéral sous le charme…ça participait de la magie. »). Ce sont encore ses souvenirs des salles plus ou moins glauques où les spectateurs allaient voir Gabin ou tenter de vivre des aventures plus « croustillantes » (« Le Palais des Gobelins en face…celui-là il était carrément sinistros. C’était en semaine le repaire des obsédés sexuels, satyres, voyeurs, pédoques. Un va-et-vient continuel entre les chiottes et le balcon. »).

Si le livre touche autant, c’est parce qu’il conserve constamment cette dimension « humaine », cette touche « impressionniste » qui parvient à restituer une atmosphère. Boudard raille d’ailleurs ceux qui reprochèrent à tous ces gens d’avoir continué à vivre : « On nous le reproche aujourd’hui, qu’on aurait dû rester chez soi… ne plus rire du tout… ne pas s’enthousiasmer aux chansons de Charles Trenet. Mea Culpa !  qu’on aurait dû se solidariser avec tous ceux qui souffraient sous le joug nazi, nous affirment, ordonnent rétroactif les résistants de 1977… la toute dernière couvée inattendue. »

Dans la lignée du Chagrin et la pitié de Marcel Ophuls, Les Combattants du petit bonheur donne à voir un autre visage que celui, mythifié, de la « France éternelle résistante ». Il ne s’agit pas non plus de proclamer « tous collabos » mais de poser un regard nuancé sur cette période. Alphonse Boudard ne tire aucune gloire d’avoir participé à des actions héroïques. Il montre, au contraire, comment le hasard, le désir d’action pour un jeune homme de 18 ans, ses relations ont pu faire pencher la balance du bon côté. Le récit de la Libération de Paris est passionnant et la liesse populaire est parfaitement restituée. Là encore, l’écrivain fait passer sa subjectivité avant les idées générales. La Patrie lui apparaît, à ce moment, moins importante que Marie-Claude, la fille d’un magistrat dont il s’éprend. Très vite, son regard se décille et il montre le revers de la médaille : les exécutions sommaires, les pillages, les rancunes éclatant au grand jour… Individualiste, Boudard se tient à distance des événements et porte sur eux un regard détaché, amusé parce que l’ironie est parfois le seul remède face à la nature humaine.

On se plongera donc avec un grand bonheur dans ses souvenirs d’une époque troublée. Acerbe, ironique, la plume de Boudard ne se départit pourtant jamais d’une profonde humanité. Les Combattants du petit bonheur n’a rien d’un réquisitoire. Juste l’histoire d’un adolescent qui se trouva au bon endroit ( ?) au bon ( ?) moment :

« Tout a commencé dans la rue, le meilleur et le pire. Le pire plus souvent. Sans la rue, les petits potes traîne-lattes, certain que je me serais pas fourvoyé guerrier de l’ombre. J’aurais eu personne à épater. On est entré dans la guerre, la vraie avec des armes à feu, pour continuer nos jeux de rue…nos bagarres de quartier. Pas plus d’idéal là-dedans que d’orangers à Courbevoie. »

***

Les Combattants du petit bonheur (1977) d’Alphonse Boudard

Editions La Table ronde. Collection La Petite Vermillon, 2020

424 pages – 8.90€

 

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A propos de Vincent ROUSSEL

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