Les éditions de la Table ronde rééditent en ce début d’année deux textes importants d’Alphonse Boudard : Les Combattants du petit bonheur, évocation de l’expérience vécue par l’auteur lorsqu’il rejoignit la Résistance et L’Hôpital, chronique haute en couleur des années passées entre sanatoriums et hôpitaux pour soigner une tuberculose qu’il contracta en prison.

Présentée de cette manière, l’œuvre pourrait rebuter le lecteur peu enclin à s’embarquer dans 350 pages denses pour partager le quotidien d’un auteur phtisique dans divers mouroirs où s’entassaient alors guenilleux et repris de justice, clochards à la dérive et poivrots pathétiques. Ancien taulard, Boudard ne fréquente que des établissements de l’Assistance publique à Bicêtre (« Biscaille »), Cochin, Necker, Brévannes ou encore un sanatorium dans le Loiret dont le nom a été modifié. Rien de bien réjouissant en perspective mais c’est sans compter sur le style de notre bonhomme. D’emblée, il adopte le parti de la dérision et nous dépeint dans une langue fleurie et incroyablement imagée un univers clos qui devient le drôle de petit théâtre d’une humanité souffrante. Aucun apitoiement larmoyant sur lui-même ou les personnages croquignolets décrits mais une constante empathie dénuée de tout jugement « moral ». Si l’humanité décrite par Boudard est portraiturée dans ce qu’elle a de plus pathétique et dérisoire, elle n’est jamais regardée avec surplomb ou mépris. Le plus infernal de ses voisins de dortoir ou la plus vache des infirmières en chef trouvera toujours, ne serait-ce que quelques instants, grâce à ses yeux. Une seule petite remarque, une petite annotation au passage permettront de nuancer le portrait, de saisir avec beaucoup de justesse une certaine vérité humaine…

Et si le tableau est aussi juste, aussi coloré et aussi vivant, c’est qu’il est constamment soutenu par un style inimitable, mélange de musique célinienne (l’idole de Boudard) et de cet argot qu’il a appris en prison : « L’argot, ce sel de la langue, se crée, s’apprend, se rode dans les taules. Sans lui le français tourne chochotte, se sclérose, meurt à l’anglaise. ».

Rédigé en 1972, L’Hôpital effectue un retour en arrière sur la France d’après-guerre et permet à l’auteur de peindre en filigrane une société où règne encore une grande précarité et où les plaies du précédent conflit sont encore loin d’être cicatrisées. Anarchiste individualiste, Boudard adopte un certain détachement et une attitude de retrait par rapport aux idéologies qui gangrènent le monde :

« La maladie, ma charogne compagne pendant huit piges, elle m’a appris à goûter les petites joies de rien, les seules au fond qui vaillent la peine. Surtout pas courir après les chimères, le grand bonheur, l’amour sublime, la régénération de l’Homme ! Certains, bien sûr, ça leur permet de passer l’obstacle, tant mieux pour eux, tant pis souvent pour les autres. A la poursuite du meilleur monde, ils vous écrasent tout sur leur passage, ils font pas gaffe aux plates-bandes, ils vous rasent une ville pour un vocable…se déchaînent à la balle et au couteau pour des vétilles. Ils se mordent la queue, ils tournent à vide, quand ils gagnent là, ils perdent ailleurs… Enfin je vois ça de ma lucarne, j’observe, je suis peut-être bigleux après tout sans le savoir. En prison, on finit par se foutre dans la tronche qu’on est seul…à l’hôpital, en plus, on s’accoutume à la l’idée de la mort. On est seul et on va crever, tout le reste c’est pour attendre, supporter… on se berce, on jouit un peu, on oublie. »

Mais il lui suffit de nous offrir le (beau) portrait d’un ancien collaborateur détruit par la prison (« Etre encore en taule en 1952 signifiait peut-être qu’il n’avait aucune relation pour le faire sortir du trou…que c’était un pauvre mec abandonné. ») pour montrer la complexité d’une époque et la difficulté de porter un jugement nuancé sur les choix effectués par chacun. Boudard, lui-même résistant, prend le parti de ce « collabo » dont le repentir semble sincère : « il s’était trompé et, le droit à la gourance, ses adversaires ne l’avaient pas admis beaucoup. Aux castagnettes il était passé cézig, la moulinette F.F.I qu’il en gardait le corps couvert de cicatrices. Fusillé à blanc dans une cour pour lui donner des émotions inoubliables. On lui avait fait bouffer sa merde…et pas au figuré. »

Cette empathie, l’auteur en témoigne de la même manière pour l’anarchiste espagnol (ivre de joie au moment de la mort de Staline), pour le communiste qui organise les réunions syndicales des souffreteux ou encore pour le curé boyscout qui a mis au point une sorte de kibboutz avec les tubards en post cure…

Il suffit de quelques lignes pour rendre les portraits qu’il croque inoubliables. On se souviendra longtemps de cet arménien onaniste, adepte de la formule latine et spécialiste de…la sardine ! Ou encore de ce passage cataclysmique avec un russe déféquant systématiquement au milieu du dortoir. Si les détails que donne Boudard pourraient faire virer le récit vers le sordide et le scatologique, ils sont transcendés par son sens de l’image et sa manière unique et hilarante de faire vivre ces tableaux.

Le rire reste la politesse du désespoir. La formule est certes éculée mais elle correspond parfaitement à cet Hôpital où l’auteur nous renvoie à une époque pas si éloignée où les malades étaient parqués dans de vastes dortoirs, privés de toute intimité et condamnés à un ennui trompé fallacieusement par le bruit constant de la radio (Boudard peste déjà contre cette pollution sonore qui ne fera qu’empirer avec les décennies). Le quotidien s’organise alors entre petites anecdotes, constantes fanfaronnades des patients (voir ce moment désopilant où sept lascars vont cocufier un pandore bien trop confiant quant à la fidélité de sa bobonne) et petites combines, notamment pour introduire des boutanches dans les dortoirs. L’aspect « documentaire » du récit, même si ce n’est évidemment pas le but premier de cette « hostobiographie », prend un relief particulier aujourd’hui et s’avère passionnant. Il faudrait encore souligner l’intérêt des portraits du corps médical (notamment ce rabelaisien docteur colérique et adepte du juron) et les nombreuses digressions que se permet Boudard pour achever l’éloge de ce livre formidable. Mais vous l’avez compris : il faut (re)lire Boudard. Vous ne le regretterez pas !

***

L’Hôpital (1972) d’Alphonse Boudard

Editions La Table ronde. Collection La Petite Vermillon, 2020

365 pages – 8.90€

En librairie depuis le 27 février 2020

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A propos de Vincent ROUSSEL

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