Lorsqu’ un écrivain s’interroge sur ce qui l’a conduit à écrire, on s’attend généralement à ce qu’une série de circonstances autobiographiques fasse bon chemin du côté des livres… On s’attend à voir surgir au détour de quelque événement social, familial ou personnel, l’étincelle qui aura fait jaillir l’amour de la littérature, lieu de repli ou de rédemption.
Rien de tel chez l’écrivain polonais Andrzej Stasiuk . que l’on connaît déjà pour ses récits de voyage en Europe centrale et orientale ("Sur la route de Badabag") ou son regard corrosif sur les voisins de l’Ouest ("Mon Allemagne").
Si vous voulez apprendre pourquoi il est devenu écrivain, il vous faudra attendre la dernière page de son récit pour rester qui plus est quelque peu sur votre faim. On est dans les années 80. Il s’est introduit avec son pote Karol sur le récent chantier de l’hôtel Marriott à Varsovie, et ils se sont lancés, allez savoir pourquoi, dans l’ascension d’une grue.
« Cela tanguait légèrement en altitude et c’était plutôt agréable. La gare centrale ressemblait à un paquet de cigarettes. Je contemplais ma ville du sommet de la grue et je savais que je ne pourrais pas monter plus haut. Et c’est à ce moment que je me suis dit qu’il était peut-être tant pour moi de partir et de devenir écrivain. »
Il faudra donc se contenter de cette prise de conscience en demi-teinte pour raccrocher tant bien que mal avec la promesse du titre. Et il n’aura été somme toute que modestement question de littérature avant d’en arriver là.
Dans "Pourquoi je suis devenu écrivain", Stasiuk nous livre un récit compact, une sorte de paquet de mémoire sans chapitre ni paragraphe, qui semble avoir été écrit d’un seul jet, comme à l’emporte-pièce. Ses souvenirs personnels valent souvent pour la communauté plus large (c’est-à-dire la bande de copains) au sein de laquelle il a poussé comme une herbe sauvage. Et quoiqu’avare en repères chronologiques son récit compose par petites touches une radiographie de la Pologne des années 70 et 80.
L’adolescence semble d’abord prise dans une sorte de temps hors du temps où l’on cultive l’art de ne rien faire et de tourner en rond.
« Nous passions le plus clair de notre temps à glander entre les deux places de la Vieille Ville. Ça n’avait rien de passionnant mais pour certains d’entre nous, c’était l’occupation principale de la journée. Sans doute gardions-nous l’espoir de tomber par hasard sur un événement intéressant. En réalité, c’était toujours pareil : on tombait les uns sur les autres. »
Souvent, pourtant, ce désœuvrement lui apparaît rétroactivement comme une source d’inépuisable liberté aujourd’hui perdue. Il faut dire que sous leur apparente atonalité innervée d’humour, les souvenirs d’Andrzej Stasiuk ne sont pas exempts d’un certaine forme d’ostalgie. Malgré l’arrière-plan socio-politique assez peu reluisant qui transparaît, l’écrivain polonais ne manque pas d’évoquer à plusieurs reprises son attachement à un espace-temps qui continue à lui coller aux tripes.
Mais que le lecteur se rassure, le jeune futur écrivain n’aura pas fait que flâner dans les rues sans grand intérêt de sa ville. L’alcool fait son apparition très tôt. Il quitte l’école assez vite, milite dans des partis black-listés, séjourne plus d’une fois en prison, reprendra un temps des études dans un centre sociothérapique de la contre-culture varsovienne… La violence et la came sont aussi au rendez-vous. Mais là où d’autres en auraient fait des tartines, Stasiuk se contente de petites incises. Comme si tout cela faisait partie de la vie sans mériter que l’on s’y attarde d’autre façon. Il donne d’ailleurs l’impression de tout avaler avec une relative apathie, le pire comme le meilleur. On cherchera en vain la trace des premiers émois, des douleurs profondes, des événements traumatiques ou des rencontres définitives. Il faudra se contenter de les imaginer. Mais l’indolence un peu bourrue de Stasiuk est peut-être le visage qu’il donne à sa pudeur.
Des livres, c’est d’abord en prison qu’il en lira beaucoup et même s’il en parle l’air de rien, on voit bien que le ver est dans le fruit. Son rapport à la littérature reste très brut, décomplexé, irrévérencieux. Il n’aime pas Genet parce qu’ «il raconte des bobards» (sur la prison). Certains classiques le font marrer ou l’ennuient et il se repaît de "Textes pour rien" de Beckett, l’un de rares écrivains qu’il gratifie d’une révérence («Un grand Monsieur») :
«Je lisais "En attendant Godot"
. Du pur réalisme. J’avais l’impression d’entendre mes copains de cellule parler de l’amnistie.»
Un jour il revend quinze volumes des œuvres de Proust qu’il n’a encore jamais ouverts. Il hésite à les lire avant, mais prenant conscience qu’il lui faudrait alors trouver du travail, il préfère très nettement s’en séparer.
Lorsqu’il découvre Céline, il tombe sous le charme et il décide d’écrire comme lui, parce que c’est moins fatigant que de se creuser la tête à trouver un style…
Stasiuk avoue aussi, au détour d’une phrase, que l’écriture n’a jamais été une vocation, mais plutôt une sorte de plan B. Son rêve était de devenir guitariste dans un groupe de rock…
Et pourtant… Il y a chez cet auteur une drôle de façon de distiller de la mélancolie dans le je-m’en-foutisme, de transformer une nonchalance un peu râpeuse en poésie. Arrivé au bout de ce récit sans pause on ne saura toujours pas très bien pourquoi Anrzej Stasiuk est devenu écrivain. Mais une chose est sûre : on est bien content qu’il le soit devenu.
Paru le 29/03/13 aux Editions Actes Sud
Traduit du polonais par Margot Carlier
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