Antonio Scurati -« M, l’enfant du siècle »

En 1922, en Italie, les Chemises noires marchent sur Rome et se soulèvent dans un torrent hégémonique. Par un coup de force, Mussolini s’empare du pouvoir ; il ne lâchera ses rênes que près de vingt ans plus tard, après s’être compromis avec le nazisme.

Antonio Scurati s’est proposé de retracer le parcours du Duce dans une œuvre colossale et à ce jour inachevée. M, l’enfant du siècle en constitue le premier tome et s’inscrit dans l’époque de la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’à 1924. Cinq années décisives pour l’avenir de l’Italie ; cinq années racontées méthodiquement dans une succession de chapitres courts alternant les points de vue des protagonistes politiques de l’époque. A la fois chronique quotidienne romanesque digne d’un périodique et journal intime, l’ouvrage relate le cours des événements dans un mélange indubitablement singulier. Les tonalités du style d’écriture sont multiples, et parfois déroutantes. Les courtes scènes, faisant figure de chapitres, découpent le temps chronologiquement avant que l’auteur ne redécouvre vers la fin du roman les vertus du chapitrage classique pour mieux cerner les événements.

L’auteur l’écrit lui-même en guise de préambule à son « roman documentaire » : si tous les faits décrits sont bien réels, il n’en demeure pas moins que « l’histoire est une invention à laquelle la réalité apporte ses propres matériaux ». Ces chroniques, brillamment mises en scène par la puissance de l’écriture de Scurati, relèvent ainsi à la fois d’une approche réellement romanesque et d’une fidélité aux faits historiques. Pour preuve, l’insertion de déclarations, coupures de presse ou entretiens confirmant la véracité des dires de l’écrivain.

Chaque séquence précise également l’identité des protagonistes convoqués, dont un glossaire à la fin du livre vient rappeler quelques éléments biographiques. Les courtes scènes permettent de les suivre minutieusement dans leurs actions et de voir leurs sentiments mis à nu. La parole est laissée, le plus souvent, à Mussolini mais d’autres personnages interviennent, en particulier ses proches, des fascistes de la première heure ou des opposants illustres.

Au sortir de la Grande Guerre, l’Europe est épuisée moralement et panse ses plaies. La poussée du socialisme cristallise les rancœurs nationalistes dans de nombreux pays. En Italie, les victoires électorales du socialisme s’accompagnent de l’éphémère État indépendant de Fiume, précurseur à certains égards du fascisme. Quand Gabriele d’Annunzio s’empare de la ville avec une foule bigarrée d’anciens soldats et d’Arditi, Mussolini n’est rien ou si peu. Il regarde avec un mélange d’admiration et de crainte l’entrain suscité par le poète auprès des foules. « Oui, maintenant la foule entend ces pas d’antiques légions victorieuses, de pères mythiques partis à la conquête du monde. Les hommes rassemblés sur la place du Capitole, au pied de la statue équestre de l’empereur Marc-Aurèle, entendent ces pas et, d’instinct, se mettent à marcher sur la place selon ce rythme archaïque en balançant le corps à droite et à gauche, comme des porteurs sous le poids d’un cercueil. Les morts sont plus rapides que les vivants. Quant aux foules, il faut les faire ondoyer, D‘Annunzio le sait. » Mussolini sent l’ombre menaçante du poète qu’il ne peut ni désavouer ni soutenir entièrement, lui qui vient de se faire étriller aux élections de 1919 à Milan. Alors, et c’est une constante décrite avec précision par l’auteur, Mussolini louvoie en multipliant les signaux contradictoires, cherchant à rallier autour de lui l’approbation du plus grand nombre. La création des Faisceaux de combat suit cette logique, en ne reniant pas véritablement ses idéaux de jeunesse orientés à gauche tout en récriminant fortement les partis se réclamant de ses idées.

En 1919, sa fenêtre de tir est mince. Mussolini cherche à s’attacher le soutien de la population décidée à changer les choses mais avant tout soucieuse de l’ordre public. Avec précision et justesse, Scurati décrit les atermoiements de ce personnage mais aussi ses doutes, qu’il confie principalement à sa maîtresse en titre, Margherita Sarfatti. Il dédouble son écriture pour suivre le personnage public et privé ; le souffle puissant de ses interventions médiatiques contrastant avec ses incertitudes intimes. Au départ embryonnaire, la puissance des Faisceaux de combat croît à mesure que leur violence se déploie. Le récit suit ces premiers fascistes marginalisés, en rupture de ban avec la gauche, parfois sortant de prison pour des délits de droit commun, qui rejoignent cette formation basée sur l’obéissance au chef. Minoritaires, ils usent de la violence sans aucune limite, allant de plus en plus souvent jusqu’à assassiner leurs opposants. Une fois encore, Mussolini profite de cette popularité malsaine pour la retourner à son profit, en condamnant la violence de ses adversaires et en justifiant celle des fascistes comme réponse logique.

Scurati montre un Mussolini en homme politique habile et excessif, se jouant des événements comme autant de possibilités pouvant servir sa rhétorique, l’apogée finale étant la marche sur Rome. En quelques années, Mussolini aura réussi le pari de faire d’un mouvement moribond un parti majoritaire à l’idéologie floue, soumise aux désidératas de son dirigeant.

Avec cette œuvre ample et protéiforme, Antonio Scurati opère une plongée dans l’Italie politique des années 1920, dans toute l’outrance et la violence de cette période. Il s’agit sans conteste d’une très grand livre, aussi bien sur le plan romanesque, tant son écriture soignée cisèle ses propos, que sur le plan historique, où son récit suit scrupuleusement les faits. Immanquable.

M, l’enfant du siècle

Antonio Scurati

Édition Les arènes

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A propos de Julien CASSEFIERES

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