Dans le précédent tome, inaugurant sa tétralogie, Antonio Scurati suivait l’ascension de Mussolini débarquant avec fracas sur la scène politique italienne et s’emparant du pouvoir.
La narration débute à partir de l’année 1925 : l’adversaire fantasque de la démocratie parlementaire s’est mu en fossoyeur d’un système qu’il exécrait. La marche sur Rome a précédé l’éclatante victoire aux élections de 1924. Désormais, Mussolini est confronté à l’exercice du pouvoir. Cette deuxième étape dans sa vie politique marquera l’avènement d’un nouvel ordre social et politique qui prendra le nom de fascisme et servira d’exemple aux voisins européens, allemands et espagnols, quelques années plus tard.
L’écriture romanesque de Scurati ne s’épuise pas et poursuit, avec minutie, le portrait du dictateur en devenir ainsi que de ses proches les plus emblématiques. L’écrivain s’attache, en permanence, à alterner l’aspect public et faste de Mussolini à sa banale intimité. La scène d’ouverture met en scène un Mussolini affaibli par un ulcère à l’estomac et victime d’un malaise. Son état inquiète son entourage. Pourtant, sa figure d’homme d’exception ne peut souffrir de faiblesses naturelles. Tout est mis en œuvre pour dissimuler aux Italiens la réalité de son état de santé. Oubliant les apparences physiques révélatrices de sa maladie, il se présente à la foule de Rome dans les apparats de cet homme public habité par une ténacité inflexible. Pendant quelques instants, il n’est plus l’homme amaigri, crachant sa bile au fond d’un lit, mais le (sur)homme de Nietzsche indocile face à ses désordres intérieurs. La force de l’image est déjà déterminante. Son apparition rassérène les émotions de cette foule venue scruter l’état de santé de leur dirigeant. Si son dogmatisme politique, friable et peu consistant lui permettra de prendre différentes postures politiques, la mise en scène de son corps restera comme l’un des aspects les plus pertinents de son règne. En s’émancipant du strict récit d’un historien classique, l’écrivain convoque la littérature pour permettre à ses lecteurs de toucher, au plus près, la réalité sensible d’une époque.
À travers la description de son dirigeant emblématique transparaît le récit de l’effondrement de la démocratie parlementaire, qui plie sans véritablement montrer de signes de résistance. L’assassinat de Matteoti, dirigeant socialiste poignardé et abandonné dans la nature, apparaissait déjà comme le signe précurseur et révélateur d’un régime inédit. La suite, avec le vote des lois fascistes de 1926, assure l’étouffement de toute critique émise. En effet, au parlement se substitue une chambre d’enregistrement où les partis d’opposition sont proscrits ; une police politique est créée pour faire la chasse aux derniers opposants ; la justice se met aux ordres. Toutes les strates de la société sont touchées : le fascisme veut régenter tous les aspects de la vie. Antonio Scurati décrit superbement cette lente évolution tout en soulignant, en interne, les tiraillements au sein du parti fasciste entre les radicaux historiques et les derniers arrivés davantage policés.
L’auteur dépeint également la mission colonisatrice en Libye encouragée par Mussolini et les exactions commises par ces hommes dépourvus d’humanité et assoiffés de conquêtes. Malgré ses faits connus, sur la scène nationale, Mussolini est intouchable : il a reçu l’onction du Vatican et du roi Victor-Emmanuel III. Les dérapages fascistes n’inquiètent guère plus les dirigeants de la scène internationale, provoquant même une certaine admiration chez certains à l’instar de Winston Churchill. La méthode détonne et l’homme séduit les crédules fermant les yeux sur les à-cotés du régime ; les opposants sont raillés et l’unanimisme parcourt le pays. Antonio Scurati met en lumière les failles à travers ces hommes peu scrupuleux, malgré les apparences publiques, et avides de pouvoir. Au centre de l’action, Turati, secrétaire du parti fasciste, s’évertue à mettre de l’ordre dans les rangs, chassant les plus corrompus ou les plus réfractaires. De guerre lasse, il finira par démissionner de son poste, prélude à une longue déchéance. Le lecteur croisera également le destin de Michele Schirru, anarchiste américano-italien ; coupable idéal, abandonné par tous et exécuté après une parodie de procès.
Le deuxième tome de la saga d’Antonio Scurati explore les arcanes du fascisme récemment arrivé au pouvoir. En usant d’une méthode similaire à celle employée dans le premier volet, à savoir une étude des archives pour permettre le jaillissement de son récit, il mêle le romanesque à la vérité historique sans jamais sombrer dans une complainte moralisante. Ce qui n’empêche pas son écriture, saisissante, de renvoyer, par effet de miroir, à certains aspects de l’époque actuelle.
M, l’homme de la providence
Antonio Scurati
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