Aurélien Lemant – « Watchmen : now »

Watchmen. A l’heure où finit la série du golden boy Lindelof (divisant les spectateurs entre coup de génie et épée dans l’eau), cet unique mot fait résonner dans le cœur pop de l’Histoire les réminiscences d’un ouvrage noir et désespéré, run de 12 épisodes exactement écrit par un vieux mage fou anglais du doux nom d’Alan Moore et mis en image (et en souffrance, si on en croit la méticulosité ahurissante des synopsis de Moore) par Dave Gibbons. Une pierre sombre dont les ricochets allaient bouleverser le monde de la culture pop et comics.

Résumé succinct pour les absents : dans une uchronie qui a vu les USA gagner au Vietnam et la guerre froide par l’arrivée impromptue d’un surhomme atomique, le Dr Manhattan, une bande de super-héros mis à la retraite par une loi policière (ce bon vieux Nixon est toujours au pouvoir, le Watergate n’ayant eu lieu) commence par être décimée par un mystérieux tueur de masques. Bien décidé à mener l’enquête, Rorschach, unique renégat de la bande, va progressivement raviver les plaies, les souvenirs, et la violence.

Relecture du super-héros, questionnement du bien et du mal, détournement des icônes et mélange des médiums (chaque chapitre s’accompagnant d’un corpus de textes, coupures de presses, extraits de casiers ou de biographie), interrogations sur l’essence même du comics (les figures des super-héros, le comics dans le comics, ses propres limites et tropes, l’appel systématique à un passé doré), la parution fit l’effet d’une bombe fertile, dont les ramifications allaient modifier en profondeur (avec quelques autres fers de lance comme le Dark Knight de Miller) les lignes d’une forme artistique en déperdition en l’orientant vers le dark age d’un public plus adulte, à même de digérer sexualité, violence et noirceur d’un monde qui s’écrase.

  • Bienvenue dans un monde sans Dieu.

C’est à ce monstre invaincu et finalement assez peu étudié sous nos latitudes européennes que s’attaque le bref mais dense opus Watchmen : now, (sous-titré avec justesse : « Dieu, comics et super-héros ») d’Aurélien Lemant, et paru il y a peu aux éditions Aedon, déjà célèbres pour leur classieuse revue cinématographique La septième obsession.

La belle intelligence de l’ouvrage c’est que, loin d’aborder l’Everest barbu par sa face Nord, qui verrait se fondre études universitaires, analyses et précis formels, le propos d’Aurelien Lemant se veut tout à la fois érudit et foutraque, direct et labyrinthique, fonctionnant par spirales serrées des Cieux vers la Terre des Hommes et leur regard.

Si l’ouvrage s’ouvre avec justesse en douceur par une analyse de la bande dessinée et son rapport au temps (après tout, le tic-tac de l’horloge n’est-il pas le cœur de la réflexion de Watchmen ? Montre déglinguée du monde qui finit, des héros qui vieillissent,), ainsi qu’un bref rappel de l’évolution de l’histoire des comics, c’est alors avec l’arrivée de Dieu sur Terre par la figure de Manhattan à une explosion pop qu’assiste le lecteur.

Ce que démontre avec brio le bref opus, c’est à quel point, en apportant entre autres ce Dieu sans intervention divine (Que ferait Dieu sur Terre ? Et les héros ? « s’en balek », répond Moore, il est trop tard), et en auscultant la décrépitude d’un monde augmenté autant que d’un médium, Moore et Gibbons viennent, par un « simple » décadrage (la jolie remarque sur le fait que dans Watchmen, tout est augmenté de +1, du nombre d’état des USA (puisque le Vientam est annexé) aux ingrédients du ketchup Heinz, sans parler de 76, symbole d’indépendance, qui devient la loi de 77, interdisant les super-héros), procéder d’une contamination globale d’une mécanique et de formes qui finissaient par s’épuiser en tournant en vase clos.

  • Coup de pied dans la fourmilière et Joker lisse

« La morale est bousculée » écrit à un moment Aurélien Lemant. TOUT est bousculé, semble dire « Watchmen : now ». Des icônes aux héros, du medium aux idées : masques inversés, miroirs déformés, sexualités refoulées ou mélangées, projets politiques doubles et troublés.

Et si Watchmen continue de fasciner, nous dit Lemant, c’est justement par ce bousculement, et non cette destruction. Car on aurait tort de prendre le monument comme un autodafé : ce n’est pas un ouvrage « no future » qui veut voir mourir les héros, mais un bon gros coup de pied dans la fourmilière.

D’où les pages les plus brillantes du présent ouvrage, qui analysent sans vraiment parvenir à les circonscrire les déplacements qui s’opèrent dans la figure du héros, dans la dualité entre le classicisme étouffant de l’ouvrage (le gaufrier 3×3, le respect « apparent » de certaines normes) et ses torsions sous-jacentes, dans les miroirs distordus qui reflètent du Joker à Ozymandias au Comédien (les chapitre 6 et 7, sans doute les plus forts). Dans l’appel, enfin, au regard politique du lecteur, incarcéré de force dans le gaufrier, et seul à même de rétablir, par son oeil, un avenir : de rassembler les pièces éparses de la montre déréglée.

Le tempo patine parfois, comme dans le chapitre Pop (chapitre 5), qui en louchant un peu fort vers Pacôme Thiellement essaye de faire rentrer au chausse-pieds des fils aussi ténus que les Beatles, James Joyce, Shakespeare ou la Sagrada Familia, n’évitant pas les écueils sans doute nécessaire d’un ouvrage forcément subjectif et qui fait fi de tout ce qui pourrait le démonter (certains exemples, biaisés et choisis parce qu’ils viennent uniquement éclairer le propos), et l’ouvrage aurait gagné à se déployer dans une langue un peu plus claire, quitte à gagner en pages.

Mais dans son emportement et son énergie, par ses brillances éclairantes (les analyses formelles, le chapitre sur la sexualité, les citations de Nixon) comme par ses lourdeurs, ses sauts de Cabri, Aurélien Lemant démontre avec flow à quel point, au fond, quel que soit l’angle (politique, formel, analytique des personnages, sexuel) ou l’échelle, de Dieu au Monstre, de Manhattan éthéré au monstrueux sexuel, du Surmoi au Ca, Watchmen ne procède que de cette lente contamination des cieux (la forme) à notre intime (notre regard, nos pulsions).

Et Watchmen :now, de ne démontrer (et démontrer), au fond que l’essentiel : quelque chose résiste, et échappe sans cesse.

« Rien ne finit jamais, Adrian » : c’est ce que disait brillamment la fin de Watchmen, farce macabre mais pas tant désespérée que dynamique. C’est ce que dit avec fougue ce bref opus acéré : il faut relire, encore et encore, Watchmen.

Editions AEDON, 120 pages, 9.90 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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