Susumu Katsumata – « Poissons en eaux troubles »

Parmi les auteurs de la première génération de la revue Garo, à la fin des années 60, Susumu Katsumata est l’un des plus discrets, et des plus sensibles également. Là où même l’ultra réservé Tsuge cultive des moments expressionnistes dans ses rêveries et ses souvenirs de voyage, Katsumata dépeint, notamment dans les nouvelles compilées dans Neige Rouge, précédent recueil paru chez Cornelius, des petites saynètes rurales où cohabitent humains et animaux mystérieux, sur une tonalité plus naturaliste qu’un Mizuki ravivant l’inépuisable bestiaire fantastique japonais dans les centaines de pages de son Kitaro.

 


 

Le volume qui paraît maintenant dans une magnifique édition cartonnée chez Le Lézard Noir offre un éventail plus large du talent de son auteur, et rappelle son actualité. Si les premiers gags en quatre cases que dessinait Katsumata à ses débuts, qui présentaient des personnages un peu ahuris perdus face à la modernisation des mœurs de l’après –guerre, ne sont pas présents ici, nous pouvons suivre les différentes facettes de l’auteur dans ce choix de nouvelles qui s’étale des années 70 au milieu des années 80. On y retrouve kappas et tanukis, ces animaux fantastiques du folklore nippon qui se mêlent au monde des humains, mais aussi des récits plus autobiographiques, contemporains de ceux de Tsuge ou de Shin’ichi Abe (Un Gentil Garçon, Cornelius) et qui jouent sur des palettes similaires, et surtout deux histoires se rapprochant de ce que l’on nomme aujourd’hui le reportage en BD, et qui rapportent le quotidien des employés précaires des centrales nucléaires japonaises dans les années 80.
Des années avant que Fukushima ne devienne le nom d’une angoisse planétaire sur la question nucléaire, des auteurs japonais soulevaient déjà un débat aujourd’hui oublié quant aux conditions de production de cette énergie, comme Kunio Horie ou Kenji Higuchi (dont les enquêtes sont citées par le critique Yukihiro Abe en postface de ce recueil) ou encore le cinéaste Kazuo Kuroki dans Lost Love que nous évoquions ici-même .

 

Les deux histoires traitant de ce thème sont pour Katsumata l’occasion de s’essayer à une ligne plus claire que dans ses œuvres précédentes. L’auteur y montre les petits arrangements qui s’opèrent lors de l’exploitation des centrales, confiée à des exclus de la société opérant dans des conditions déplorables motivées par le souci d’économies et de profits. Les règles de sécurité y sont autant d’obstacles négociables pour leurs employeurs qui réclament des performances chiffrées de leur personnel payé au moindre coût.
Si les autres nouvelles semblent différer totalement de ces épisodes réalistes, par le sujet comme par le dessin, plus poétique et évoquant par des aplats noir et blanc des étendues de neige ou de nuit, le vent ou la nature autour d’un temple de campagne, elles ont pourtant entre elles des liens ténus. Dans les nouvelles de la fin du volume, où l’auteur rumine des souvenirs à la fois nostalgiques et amers de son village, on voit la même critique d’une modernité urbaine qui broie les plus faibles, celle qu’exprime aussi dans son gekiga, mais avec plus de cynisme, un Yoshihiro Tatsumi. Et dans les contes ruraux, les génies des eaux paresseux ou les chiens sauvages débonnaires et piteux, tous amateurs de saké et de chansons mélancoliques, pourraient sans peine prendre des traits humains, s’ils étaient vus sans le filtre magique des mythes et du folklore. Dans l’une de ces histoires, un jeune homme se remémore son enfance aux côtés de l’un de ces « tanukis » fainéants mais amicaux, avant de revenir sur les lieux de son enfance, plus âgé et abattu par la vie dans la société industrielle. Il contemple alors la peau de son ancien ami suspendue dans une échoppe avec un mélange de mépris et de colère : tristesse de voir tout un monde enchanté s’être laissé abattre par la machine technocrate sans résister, et une forme d’auto-critique résignée…
 


 

 Après l’échec des luttes étudiantes à l’aube des années 70, c’est cette forme de nostalgie qui caractérise l’esprit de Garo, dans les œuvres de Tsuge, Takita ou Katsumata, et qui est parfois qualifiée de tournant conservateur pour la revue. Poissons en eaux troubles montre un passé qui n’est pas pour autant aseptisé : la condition des femmes est présentée sans complaisance dans « Le Kappa Hanbé » qui montre un lutin hermaphrodite confiné aux intérieurs et à la garde des mômes par un mari violent, une fois sa transition en kappa femelle achevée. La nostalgie est certes empreinte de cruauté, mais le futur annonce une société où les inégalités perdurent en sous-main, rendues seulement plus corrosives par l’anonymat des villes et les dangers du travail industriel. Les exclus d’aujourd’hui dévorés, ici par la machine nucléaire, disparaissent sans éclat ; et ils n’auront en guise de temple bouddhiste qu’une centrale en ruines à revenir hanter.

                            

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