Chaque époque possède ses failles permettant d’entrevoir, sous le vernis reluisant des apparences, l’envers du décor. Ces dernières années, les applications mobiles bousculent de nombreux secteurs de l’économie en perturbant leur fonctionnement établi. Derrière la mutation irréversible des acteurs concernés se cache également d’autres enjeux moins visibles.
La livraison de plats cuisinés depuis son domicile a très vite séduit de nombreux consommateurs. Mais cette consécration a également cristallisé les fractures sociales. Pour Abel, un des personnages du dernier livre de Benoit Marchisio, l’application est « réservée à une autre classe que la sienne, urbaine, joyeuse et riche, elle lui semblait inaccessible ». S’il ne peut bénéficier de ses services, Abel compte bien se saisir de cette nouvelle opportunité de travail. Plus simple, moins contraignante : il est désormais son propre patron et ne rend de compte à personne. Une fois le vélo acheté et l’application téléchargée, il est fin prêt pour sillonner la ville. Les anciennes contraintes liées au salariat lui paraissent désormais révolues et inacceptables. Les désillusions vont naître rapidement et détruire la douce espérance promue par ce nouveau monde. C’est un quotidien de labeur dans lequel s’enfonce Abel. Poussé à la productivité par des notifications l’incitant à accroître ses performances, il s’abandonne poussé par le chômage de sa mère. L’appli remplit son agenda. Elle lui fait abandonner ses études contre la rétribution jamais tenue d’un profit conséquent. Les promesses alléchantes s’envolent : « A 14h, au moment de mordre dans sa barre énergisante, Abel aura parcouru 42,9kilometres, sué sang et eau, brûlé ses bras et ses jambes et livré huit commandes. Pas neuf. Il ne touchera aucune prime » Les déboires arriveront par la suite prenant le pas sur ses derniers espoirs.
Abel n’est pas le seul personnage mis en scène dans le livre de Benoît Marchisio. On y rencontre aussi une ancienne prof déclassée par sa hiérarchie vivant désormais dans un camion aux portes de Paris ou encore Yass, jeune journaliste précaire travaillant sur une chaîne d’information en continu. A travers elle, c’est un autre pan de l’ensauvagement de ce monde que scrute l’auteur. Corvéable à souhait, brillante et précaire, Yass n’a pas d’autres choix pour réclamer un CDI que de soumettre ses employeurs à un chantage. Il y aura ensuite l’irruption d’Igor, avocat en perte de vitesse voulant renouer avec la fierté de ses origines. Ses personnages, déclassés, vont s’arrimer à une idée pour contrer la perniciosité du système.
L’histoire dévoile en arrière-plan une vision critique de la société. Cette dénonciation, discernable entre les lignes, fustige les fausses promesses alléchantes de cette économie ou encore les débats viciés autour du « politiquement correct » cachant systématiquement la défense d’un ordre social promu par les classes dominantes. « C’est ça, la politique, aujourd’hui. De l’ultra-court terme. Tout le monde le dit. La vision n’existe plus. C’est le coup d’œil qui compte. »
Ses personnages se démènent dans ce marécage pour tenter de survivre improvisant parfois, s’entraidant malgré tout sans distinguer vraiment un ennemi si ce n’est un Algeco servant de siège à l’entreprise. Les plus futés s’émancipent, les autres restent sur le carreau.
Réaliste et saisissant, le roman noir et politique de Benoit Marchisio décrit de façon brutale les arcanes des nouveaux rapports sociaux et vient bousculer la start-up nation mis en avant par certains comme l’utopie indépassable.
Tous complices!
Benoit Marchisio
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