Roman américain culte parmi les romans américains cultes, il en est un qui n’usurpe pas sa réputation et que beaucoup citent comme l’un des livres les plus marquants dans la littérature US de ces vingt-cinq dernières années. American Psycho est une sorte de bouquin légendaire que « tout le monde se doit d’avoir lu » ou presque. Une bonne réputation qui m’a un peu effrayé au début, tant il est difficile de ne pas trop attendre de ce genre de titre. Je l’ai donc laissé reposer quelques mois sur les rayons de mon étagère avant d’oser l’attaquer. Manque de bol, c’est lui qui m’a attaqué et non l’inverse !
Patrick Bateman, le narrateur omniprésent et omnipotent d’American Psycho, est un de ces golden boy de Wall Street à qui tout réussi. Il est beau, jeune, riche, populaire et organise sa vie de façon à rester beau, jeune, riche, populaire, voire à devenir encore plus beau, jeune, riche et populaire qu’il ne l’est déjà. Nous sommes à New York, à la fin des années quatre-vingt, et « Pat Bateman » est obsédé par la mode et, plus généralement, par la perfection potentielle qu’il essaie d’incarner : costumes de marque, sorties quotidiennes dans de grands restaurants, séances de musculation ou d’UVs et produits de beauté en tout genre constituent ses habitudes de consommation. Lui et ses amis (qui sont plutôt des connaissances) vivent dans le monde idéal d’une Amérique toujours en quête de perfection plus… parfaite. En plus de la mode et de lui-même, Pat Bateman est aussi obsédé par la violence, par le meurtre, le viol et toute autre forme de sadisme : un psychopathe somme toute, qui nous permet, via ce roman de Bret Easton Ellis, de partager sa vie pendant plus d’un an…
American Psycho est un de ces romans qui se focalise intégralement sur leur personnage principal : du début à la fin, il n’y a que Patrick Bateman qui soit au centre du récit (il le raconte lui même dans une sorte de pseudo-journal au présent). On l’observe au réveil, lors de son rituel de préparation le matin (application de diverses crèmes et autres masques de beauté), on l’observe au boulot, même si être au boulot signifie souvent donner l’impression qu’on travaille, avec ses collègues, ses amis, ses conquêtes féminines, etc. Tout dans American Psycho est Patrick Bateman. A vrai dire, le livre retranscrit tellement bien le personnage que l’on a vite l’impression de se perdre dans ses pensées intimes, dans sa conscience ; et quelle conscience !
Le premier chapitre est simplement brillant. A lui seul il parvient à poser les bases de ce que ne sera pas le personnage de Pat Bateman ; Bret Easton Ellis trompe habilement son lecteur en détournant le « problème » du sociopathe et en installant Bateman dans un rôle à contre-emploi puisqu’il devient, dans ce chapitre, un orateur pacifiste et humaniste très politiquement correct. Bateman apparaît au lecteur de la même façon qu’il apparaît aux autres personnages qui croisent sa route : comme un playboy attirant et charmeur. Et le lecteur se laisse prendre au piège. Piège qui l’amènera, au fur et à mesure que s’égrènent les pages, au dévoilement progressif d’une autre personnalité : obsessionnelle, maniaque et terriblement sadique. Le roman en entier est basé sur ce crescendo qui petit à petit va installer le psychopathe dans l’espace littéraire qu’il investit brillamment.
Mais la grande réussite du roman ne tient pas tellement dans cette esquisse intelligente de la folie (et s’agit-il seulement de folie ?) ; on la retrouve plutôt dans la grande maîtrise littéraire qui la permet. Le texte mime à la perfection l’identité de son personnage central. Le texte, au final, est le psychopathe. Comme Bateman, la narration s’attache à décrire avec une précision pathologique tous les degrés d’apparences des personnages alentours. Ainsi, dans chaque chapitre, on retrouve une description exhaustive des vêtements de chaque personne rencontrée par Bateman, y compris lui-même. De la même façon, à mesure que se développe l’intrigue, s’établit un deuxième couloir narratif, où s’établissent les pensées parallèles du narrateur, créant de la sorte une coexistence de faits et de pensées, qui parfois se confondent où s’entremêlent ; une sorte d’écriture fantasmée qui va jusqu’à troubler, parfois, le narrateur lui-même. La précision du texte à l’égard des détails qui entourent Bateman s’applique aussi lorsque celui-ci se laisse gagner par ses pulsions destructrices. Les meurtres de Bateman, souvent extrêmement violents, ne font pas exception : on assiste aux massacres aux premières loges, chaque détail étant balancé froidement sur la page. Si l’on ne parvient jamais à rester complètement détaché de l’action, le texte lui-même tend tout de même à atténuer leur importance : tout est dit sur le même ton désintéressé, froid et chirurgical. Que Bateman regarde une émission de télé ou qu’il mâchouille les intestins d’une fille : le ton reste toujours le même, ce qui révèle peu à peu les véritables errances identitaires du personnage. Bateman, lui-même très humain (caractériel, obsessionnel, pas très sûr de lui, etc.), a tendance à déshumaniser tout ce qu’il touche : toutes ses relations ne sont en fait que de froides connaissances artificielles et surtout au sens propre, puisque ses victimes peu à peu se font désarticuler et de leurs cadavres ne restent plus que des restes rarement identifiables…
La dimension satyrique développée par le roman n’est pas non plus négligeable. Plus qu’une simple histoire de tueur en série (on est loin d’un Silence des agneaux par exemple), American Psycho révèle par allégorie tous les dysfonctionnements de l’Amérique de Reagan. La quête de la perfection est permanente, il faut toujours avoir plus (et non pas être), quant au concept-même d’identité, il ne signifie plus rien : tous les habitués de Wall Street qui gravitent autour de Bateman sont identiques, parfois difficilement dissociables, souvent confondus les uns avec les autres (il n’est pas rare qu’on prenne Bateman pour un autre et inversement), tous habillés pareils et s’intéressant tous aux mêmes choses (la mode, l’argent, et, parfois, la musique dans ce qu’elle a de plus plate et, souvent, de commercial)… Un des passages clés du livre synthétise toute la problématique de l’identité lorsque Bateman et certaines de ces connaissances comparent successivement leurs cartes de visites les uns avec les autres. L’identité n’est donc plus ce que l’on incarne mais ce que l’on choisit de laisser voir aux autres : une négation pure et simple.
Roman américain culte parmi les romans américains cultes, effectivement, American Psycho n’usurpe pas sa réputation et, effectivement, il s’agit-là sans aucun doute de l’un des livres les plus marquants dans la littérature US de ces vingt-cinq dernières années. La grande intelligence de la satyre développée, la maestria littéraire de son auteur pour reconstituer dans le texte la personnalité de son personnage et la percussion qu’apporte ce dernier font que ce roman-là est bien indispensable à qui s’intéresse un minimum à la littérature contemporaine. American Psycho est une expérience à part entière, expérience dont on ne sort pas indemne ; la fascination exercée par ce roman est au moins égale au degré de monstruosité qui habite son personnage principal.
Note : J’ai choisi de ne pas fournir d’extrait pour ce livre coup de coeur, je m’en explique. Ne possédant qu’une version originale du roman, je ne me suis pas senti capable de traduire correctement un passage qui aurait illustré ma critique, et je n’ai pas non plus souhaité « piquer » un extrait de la traduction officielle que l’on trouve ici ou là car aucun des extraits en lignes ne correspondaient à ce que j’avais envie de faire découvrir. Tant pis, je vous encourage donc à directement jeter un oeil dans le livre lui-même si jamais vous croisez sa route !
Pas d’extrait vidéo du film non plus, pour la simple et bonne raison que l’adaptation cinéma est complètement nulle.
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