C’est l’histoire d’une famille qui de son passé juif, ottoman, exilé, pense pouvoir faire table rase. C’est l’histoire d’une famille “moderne” de grands industriels, d’intellectuels, de soixante-huitards, saisie dans l’élan bientôt interrompu des Trente Glorieuses, avide d’une jouissance et d’une croissance qu’elle pense éternelles, tournée vers l’Ouest, vers ce géant américain si jeune, si peu entravé par son passé. C’est l’histoire d’une famille et d’un monde qui se tiennent au-dessus d’un abîme:
« toi, mon frère, dis-moi…
qui commet le meurtre d’un homme qui se tue?
tu es né le vingt-six janvier
mille neuf cent soixante-treize
quelques mois après ta naissance
ce fut le premier choc pétrolier
qui annonçait la fin d’un monde
de l’énergie infinie
après plus de trente ans d’une crise du capitalisme
tu as rendu ta vie
et je suis, depuis ce jour, ton survivant
celui qui porte sur sur dos l’énigme
de ta mort “ ( 9-10)
Le récit s’ouvre sur le jour de la catastrophe: Jérôme, le frère aîné du narrateur, s’est pendu. Suivront bientôt les décès de la mère, puis du père. Il est temps de fuir, pour sauver sa peau. Thésée part à l’Est.
“Il veut quitter le pays de sa mère et, s’il y parvient, le pays de sa langue; il y a cette phrase en lui
ne plus entendre parler de… ne plus entendre parler d’eux…” (22)
Pour tout recommencer, il choisit de s’installer à Berlin, ville ruine qui ne conserve que peu de traces de son passé. Mais sa « vie nouvelle” se refuse à lui. Un jour il s’effondre. Son corps se délite. Pas le choix: il faut se livrer à l’enquête, sortir des trois cartons emportés à l’Est les photos, les cartes postales, les lettres. Oser regarder les images du frère et aller chercher le monstre au fond du labyrinthe. Pour comprendre le geste suicidaire – “Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue?” – et pour survivre.
Commence alors le récit d’une enquête, marqué par la fragmentation et l’hétérogénéité. Le livre est un montage narratif et visuel : on saute d’une époque à l’autre, d’un matériau à l’autre. Tout comme le narrateur, le lecteur est d’abord submergé par cette matière. C’est un agrégat de photos, d’extraits de lettres, d’écritures manuscrites et tapuscrites. Les phrases procèdent par juxtaposition. Souvent, la prose est comme transpercée de la fulgurance de traits poétiques, vers ou prières, en caractères italiques. En tentant de déchiffrer l’éparpillement des archives familiales, qu’il aime à nommer “pieces of evidence”, mais aussi les blessures de son corps, Thésée retrouve peu à peu les raisons de l’angoisse qui terrasse. Un passé et être mis en pièces se recomposent sous nos yeux, dans une sorte de polar généalogique. Pourquoi Thésée a-t-il mal au côté gauche? À la tempe? Au dos? Quels indices creusés dans son corps cassé mènent à la réalité secrète de son histoire familiale? Et ces dates qui reviennent sans cesse, que veulent-elles dire? Pour comprendre, il faut enfreindre le grand interdit, qui enjoint de “ne pas rouvrir les fenêtres du temps”. Ainsi le voyage vers le renouveau s’inverse-t-il pour devenir quête des causes et des origines. La mort du frère et le corps souffrant sont
» une énigme qui traverse les âges
et les frontières
une perte et un manque auxquels se nouent d’autres
histoires venues du passé qui laissent apparaitre
un fil fragile
et lorsque je le tire, voici ce qu’il révèle:
que nous sommes
un continuum de désastres
et d’effondrements » (9-10)
Ironie du sort : alors qu’il a quitté Paris par ce qu’elle était devenue, pour lui, “nécropole”, celui dont le frère s’est “pendu à une conduite de gaz” dirige ses pas vers la ville où fut décidé du sort funeste de millions de juifs européens. Là, il découvre qu’il est issu de “la lignée des hommes qui meurent”, celle de Talmaï le suicidé, celle de Nassim le combattant de 14-18, celle d’Oved, l’enfant qui voulait être roi et ne sut prononcer aucune prière sur son lit de mort. Le texte est cette prière manquante: il se fait sublime kaddish, offrant un chant aux défunts dont les histoires ont été trop longtemps tues et les lèvres scellées.
Ce matériau d’archives est celui de l’auteur, Camille de Toledo: dans ses publications, expositions et installations, il poursuit sa traque des failles anciennes et insondées qui menacent de tout faire s’écrouler, dans son monde comme dans le monde. Dans le même mouvement, il évoque les fils secrets dont les effondrements intimes sont tissés et la façon dont la folie amnésique des hommes “modernes » menace leur avenir.
Ainsi, fragmentation et auto-fiction, bien loin de se replier dans un mouvement égotique ou hermétique, se déploient pour nous offrir la lumière d’un magnifique processus d’ouverture:
“Et s’il y a un sens à trouver dans nos corps-mémoires, dans ce continuum matériel qui noue nos vies entre les âges, je nourris l’espoir que, face à cette évidence encore à documenter, nous accepterons de nous voir, je veux dire nous, notre espèce, une fois encore, comme d’humbles ignorants face à une matière qui sait infiniment plus que nous.
ce sera alors le début d’une autre histoire
celle d’un avenir relié
réattaché” ( 252)
La trajectoire du récit-enquête permet de passer de l’abandon de la famille à la recomposition de la lignée, du fragment au lien, du je au nous. L’auto-fiction fait exploser son cadre pour devenir tout à la fois récit mythique, prière consolatrice et viatique pour l’avenir:
« qui commet le meurtre d’un homme qui se tue?
car avec cette question s’ouvre le récit archaïque
qui coupe entre les âges et ricoche
de vie en vie, du passé vers l’avenir
l’avenir” (11)
Thésée, sa vie nouvelle, est un récit intime et ample, effrayé et conquérant. Il est de bout en bout bouleversant.
Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo
Verdier, août 2020
ISBN 978-2-37856-077-05
251 pages, 18,50 euros
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