Catherine Loizeau et Béatrice Veillon – « Carnaval ! » (La Partie)
Cet album montre avec brio en quelques pages d’introduction à quel point cette fête, issue des temps immémoriaux, passe progressivement d’une célébration propre à conjurer la peur du noir et appelant à la fin de l’hiver aux Saturnales, puis, surtout, aux fêtes des fous du moyen âge, où dans une pantalonnade générale, le clergé se mélangeait au peuple. Passés les débordements, l’Eglise toute puissante a bien compris le système : laisser les gens exploser quelques jours, avant que chacun reprenne sa place.
Mais, et c’est le cœur du livre, ce grand chamboul’tout politique, social, sociétal ne s’arrête pas là : avec les grandes conquêtes et explorations, il infuse le monde entier. D’abord réservé aux blancs qui l’importent (avec la vérole et autres joyeusetés), les exclus de la grande fête finissent par se l’approprier, métissant les cultures, autochtones et indigènes, mais aussi du monde entier, réactivant les mythes anciens et y invitant la pop culture.
Démarre alors ce grand voyage esthétique et stimulant autour du monde, joliment accompagné des traits de croquis aux couleurs vives, qui fonctionnent toujours par la même mécanique : un des personnages phares (ou fard(é)) nous accueille sur une pleine page, avant de rejoindre la description d’une des étapes clef des festivités et des symboliques les soutenant.
Passant des préhistoriques origines du carnaval de Sardaigne avec ses Mamuthones, au politique et décolonial défilé des Neg’marrons guyanais (célébrant les esclaves enfuits vers la liberté), en passant par les plus ambivalents comme celui de la Nouvelle Orleans, qui mixe célébrations autochtones et racines coloniales du peuple blanc asseyant sa domination, cette grande parade n’oublie pas les plus célèbres, que ce soit la samba de Rio ou le chahut de Dunkerque, tout en jetant un regard curieux sur des petites pépites inconnues comme la syncrétique danse des Démons à Aoruro près de la Paz.
Ce syncrétisme et ce métissage infusent même esthétiquement l’ouvrage, avec une mise en page maligne : à chaque fin de carnaval, un autre personnage est décrypté. Sur la page de droite, le personnage qui nous accueille sur le carnaval suivant, donnant le sentiment d’une grande farandole mondiale.
Et s’il n’oublie pas de pointer aussi les limites de chacune de ces célébrations (avec la piquante question qui pointe bien souvent le rôle limité voire l’absence des femmes), on ressort de ce charivari avec un sentiment de joie inextinguible : celle d’une humanité qui danse, qui se travestit, qui joue, qui retourne comme un gant les assignations de chacun. Sous les masques, sous la couleur, quelque chose bouge, et chacun peut, enfin, trouver, même pour quelques heures, sa place. (JNS)
Katerina Illnerova – « Une aventure au royaume de porcelaine » (Obriart)
Un jour, un coup de vent. Le chapeau du pêcheur solitaire s’envole, loin, très loin. Au-delà des bords du monde, au-delà du bord… de sa théière. Le pêcheur silencieux part alors à sa recherche, de tasses en sucrières, de théières en bol, d’assiettes en services à saké. Il traversera des montagnes (de tasses comme de motifs), s’emmêlera dans les motifs des fleurs et lianes, grimpera une tour fragile pour aller interroger le dragon inquiétant, cueillera des fruits en évitant un tigre endormi ou nourrira un poisson de soupière… Une épopée en silence, dans le royaume de Porcelaine.
Quel superbe ouvrage que voici, où dans un trait d’une subtilité folle (magnifiques bleus et rouges au crayon, douceur du blanc des objets), Katerina Illnerova parvient à sublimer la porcelaine en semblant en extraire par le conte ce qui en fait l’essence : une fragilité, une douceur et une fascination du regard.
Car c’est le plus beau des défis de l’ouvrage : parvenir à raconter cette histoire sans un mot. Un appel à l’observation, à l’attente, à la suspension. Difficile défi et magnifique résultat : l’album se savoure en appelant une tension du regard du lecteur, qui se voit obligé lui à la pause, s’arrêtant de page en page pour se créer sa propre histoire, détricotant peu à peu les jeux qui s’y créent (la montagne de tasses qui représentent les montagnes, les bols dans lesquels on risque de se noyer, etc.), ouvrant l’imaginaire. Et, ainsi en transformant une simple tasse sur laquelle on souffle (qui sait, peut-être le lecteur ?) en odyssée grandiose, les gestes se rejoignent. La cérémonie de lecture rejoint celle du thé, dans un apaisant conte minuscule et sublime. (JNS)
Julien Bonnie et Lisbeth Renardy – « Daphné et les moments parfaits » (Hélium)
Sacrée Daphné, à peine 4 ans et déjà le goût des aventures. Oui, mais des aventures avec ses amis Birson l’ourson, Bilbil la playmobil, Ville poupée et Tiphan l’éléphant. Et des aventures minuscules : avec elle, prendre un pique-nique, un bain, mettre un pansement ou faire un gâteau devient une fête à l’inventivité !
Et c’est bien ce que l’on retient, dans le doux album de Julie Bonnie et Libeth Renardy (dont les dessins jouent magnifiquement une partition à la fois naïve et intemporelle) : cette indissoluble capacité à l’imaginaire de l’enfance, où une simple baignoire devient un lac, un gâteau, une ode au n’importe quoi et à la cuisine sale, et une simple chute l’occasion de devenir une momie et rire avec ses amis. C’est d’ailleurs l’une des belles idées du livre (parmi d’autres) que d’incarner cette créativité dès la première page : ainsi, l’un des amis de Daphné n’est rien d’autre qu’un… dessin. Auquel il ne faudra pas oublier, bien sûr, d’ajouter un maillot de bain.
Cet hymne à l’inventivité des enfants capables d’inventer un monde à partir de rien, déjà touchante, se teinte pourtant, sous la joie, d’une pensée bien plus profonde. Chaque histoire de Daphné (le livre en comporte trois) peut ainsi se lire comme une profonde ode à l’acceptation et à la résilience. Les détails se sèment avec intelligence dans la troupe : la poupée n’a qu’un œil, Bilbil un seul bras, etc.
Mais surtout, dans chacune des histoires, cette explosion de félicité nait toujours d’un microtraumatisme ou d’une tristesse : l’aventure du bain ? C’est suite à la destruction du pique-nique par le chien et aux pleurs de Daphnée. Le pansement momie ? Une chute douloureuse sur le front. Et le livre, bien moins qu’un simple monde magique, célèbre avec force le courage et la capacité à renaitre perpétuelle des enfants qui passe par une solution toute simple mais que l’adulte oublie bien trop souvent : les autres. Adulte (le gentil tonton) ou enfants, réels ou imaginaires, bossus, râleurs, avec un seul bras ou une seule jambe, mais les Autres. Autour de nous. Et alors tant pis pour la plaie, tant pis pour le gâteau pas super. Et ainsi d’un monde pas si marrant, peuvent naitre des moments PARFAITS. (JNS)
Christian Demillly et Alice de Nussy – « de 0 à dix » (Grasset jeunesse)
Dix doubles pages, de 0 à 10. Pas de quoi en faire une notule. Et pourtant, l’ouvrage de Demilly et de Nussy est le genre de petit objet graphique et ludique comme on les adore.
Car à chaque nouveau chiffre (qui s’inscrit sur la page de gauche et ajouter à la barre de progression), un nouveau rond. Et si au départ ils ne font que peupler la page, très vite, la confrontation (ou l’union, nous y arrivons) des ronds crée de nouvelles interactions : proche, ou contre ? Devant, derrière, dehors, dessous ? 1er, 2e…avant-dernier, dernier ? Ici ou ailleurs, à côté, quelque part ? etc.
Et mine de rien, à chaque nouvelle couleur et taille qui peuple la page suivante, s’amène, comme par petites touches abstraites, une vraie réflexion : se confronter aux autres, être seul ou devant, être (né) quelque part, grand ou petit, l’un l’autre ou les deux à la fois…
Et dans ce ballet graphique (que l’on peut aussi juste apprécier pour sa musicalité de sons et d’images), se niche un joli message : tels les chiffres, les humains s’enrichissent de l’autre. Démarrant de rien, partant seuls, ils finissent, à force de rencontres, par former un joli arc-en-ciel. A 10 ou à 7 milliards, ensemble. Bravo. (JNS)
Et aussi…
Ella Coalman et Charles Dutertre – « Je le note » (Casterman)
Dans la forêt de Cherbois, un gigantesque cri retentit. Tous les animaux se carapatent, sauf quelques uns qui, il faut l’avouer, ont la flemme.
Surgit alors un gigantesque dragon, occupant toute la page. Et son minuscule carnet jaune. A chacun, il demande alors son prénom et, façon Columbo carnivore, ajoute, « je le note ». Il fixe une date, un horaire pour la dévoration, puis passe au suivant.
Tout irait pour le mieux dans le dragon des mondes, si un jeune lapin du nom de Robin ne décidait pas de confronter le dragon et de simplement lui dire : Non. « Non, j’ai pas envie d’être mangé ». Ah ok, et le dragon le raye, provoquant une vague de refus des autres animaux, dans cet amusant conte d’accumulation (et toi, et toi, et toi), dont la cruauté première est compensée par un trait amusé, dont les couleurs se retrouvent dans les dialogues moqueurs dudit dragon, qui n’hésite pas à railler chacun des prénoms absurdes de ses victimes.
Si la mécanique est déjà lue, « Je le note » enseigne, par son univers doux dingue, à s’affirmer.
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