A l’origine, il y a le drame. Un avion qui se crashe dans les Andes ou dans le désert, un navire piégé par les glaces, l’angoisse de la forêt amazonienne, qui ronge le corps et l’esprit, à la chaleur éprouvante de l’Outback australien pour un enterré vivant.
Ils sont joueurs de rugby, pilotes-écrivains, belle dame noble ou jeune israélien, et tous à un moment où à un autre, ont fait l’expérience des limites : ce mitan, « en équilibre au-dessus du néant » écrit l’auteur, où la vie vient se confronter à la mort.
Et ils en sont revenus : parfois par courage, souvent par tâtonnements, toujours avec la peur aussi vissée au corps que l’envie de continuer.
- « Pour la seconde fois de ma vie, je viens de naître ». P.293
C’est leurs témoignages (parfois directs, parfois rapportés) que compile le recueil totalement subjectif d’Eric Milet, lui aussi aventurier et baroudeur, pour tenter d’en tirer, si ce n’est une leçon, au moins une succession d’étapes, de phases ou d’expériences, que retracent bien les différentes sections : Rester ou partir, trouver son chemin, accepter sa solitude, se dépasser, connaitre ses limites.
Rester ou partir, comme l’étincelle initiale. Celle de comprendre que personne ne viendra jamais nous chercher, ou pas à temps. C’est alors que se dévoile, lentement ou comme une claque, la possibilité de la mort, et ce rouage mental immédiat : un pied devant l’autre, maintenant, je vais tenter de vivre.
A partir de là les expériences divergent : des baroudeurs habitués aux sportifs en t-shirt, les écueils de ce mur de la nature, les tâtonnements ne sont pas les mêmes.
Reste que, pour tous, se dévoile une épopée intime : celle d’un chemin de croix. Un chemin de répétition, avant tout, encore et encore, jusqu’aux frontières : de la faim, de la société (le tabou du cannibalisme), de l’animal (sueurs, sangs, nourritures immondes, etc).
Ce geste de répétition qui réduit la frontière narrative à l’instant présent (et je mets alors mon pied sur la crevasse gauche, puis le droit sur le rocher droit, etc., jusqu’à l’ennui), rendant parfois certains récits nécessairement pénibles à lire, parvient le mieux à rendre cet épuisement des possibles, cette ultime limite auquel se confronte tout autant l’homme qui souffre et son douillet lecteur.
Ainsi la dernière partie résume à elle seule l’enjeu fascinant d’un tel recueil : « Ecrire sa survie ».
Comment transmettre ces sentiments contradictoires, qui veulent qu’à l’orée de sa mort et de la douleur, on goûte enfin à la beauté de la Nature ? Comment dire le renoncement sans geindre, comment exprimer surtout cette étincelle surprenante qui veut que, au moment de la chute, le courage revienne de revenir à la vie ?
Enjoliver ou réduire au factuel, se rêver autant que s’oublier, essayer les mots, les uns après les autres, du discours indirect au détachement du journal.
De la flamboyance d’un Saint-Ex à la précision physique du sportif Joe Simpson en passant par la limite de la folie d’un Aron (l’homme qui finira par devoir se couper le bras, raconté par le menu et adapté par Danny Boyle dans 127 heures), du ton presque posh de Nansen à la gouaille d’un Ricky McGee (« Putain de dingos »), c’est toute la palette des mots qui se dévoilent.
C’est alors que l’aventure de l’extrême devient celle du langage, donnant tout son sens et sa nécessité à l’ouvrage. Travail de deuil et de renaissance, comme l’analyse parfaitement Millet en conclusion. Expérience du non-dit, ou de l’impossible à dire. Mot après mot, comme on apprend à revivre, apprendre à dire. C’est à ce principe seul que se juge le salut : si l’histoire est transmise, alors le cercle de l’annihilation est brisé. Ils feront à nouveau un avec la société des Hommes.
Editions Omnibus, 576 pages, 21 euros. En librairie.
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