Ca y est c’est l’été : enfin cette drôle de chose bouleversée qui ressemble à une parenthèse, enfin plus ou moins, plus ou moins loin, plus ou moins innocente, après un début 2020 en fanfare (but wait, there’s more!). L’occasion pour nous de vous offrir ce qui constitue l’ADN de culturopoing : l’évasion. Par la fiction ou le réel, par la culture avant tout. De New York à la Finlande, d’Alger à Paris, Tunis, Toulouse ou encore l’Italie, c’est une ribambelle de destinations qui s’offre à vous, en deux catégories : nos coups de cœur de ce début d’année (et ces ouvrages parfois balayés par cette grande cicatrice dans nos vies) et un coup de coeur plus libre, redécouvert cette année et guidé par le seul plaisir de vous le partager.
On ne le répètera jamais assez : tous en librairies !
- Les culturo-coups de cœur de mi-année.
Après une année bouleversée comme la nôtre, il ne semble pas si improbable de faire un bilan à mi-parcours. Non seulement parce que de très belles choses sont parues durant ces 6 premiers mois, parce qu’il nous semblait nécessaire avant ce temps de l’été et de l’oubli, que ceux-ci ne sombrent pas avec le rejet qui a accompagné ce confinement. Coup de projecteur, donc, sur quelques valeurs sures pour vous accompagner cet été.
Ce qu’il aurait fallu dire, d’Alexis Anne Braun, éd. Fayard
La langue est pesée, nette, mais assène des coups de marteau. Second roman de l’auteur à forte dimension autobiographique, Ce qu’il aurait fallu dire est le récit d’une année scolaire au Tréport, en Normandie, vécue par Victor, un jeune professeur de philo fraîchement démoulé des grandes écoles parisiennes. Le fantasme initial de cette première affectation, envisagée comme un ermitage poétique au bord des falaises doublé d’une mission héroïque pour éveiller des consciences lycéennes n’aboutira qu’au drame de l’égo. La force de (se) raconter d’Alexis Ann-Braun se loge dans les interstices, loin du temps de la classe (qui reste un sanctuaire mystérieux — et on le devine, traumatique), lorsque son compagnon lui rend visite au front, dans les paysages déserts et horizontaux des zones d’activités, dans les coups d’oeil furtifs aux corps qui peuplent les tavernes en hiver. En même temps que point, chez Victor, la désillusion d’un intello taiseux, se développe aussi humblement dans son regard une réflexion en forme de jeu sur la virilité, les classes moyennes ou la ruralité. (Antoine Héraldy)
La Maison indigène, de Claro, ed. Actes Sud
Parfois, certains livres vous remuent si intimement et vibrent si fort qu’il est difficile de s’y reconfronter (à défaut de s’y réconforter autant que possible). C’est le cas de « La maison indigène », de Claro, paru juste avant le confinement et un peu balayé par celui-ci, mais qu’on aurait tort de laisser sombrer (nous les premiers, annonçant la parution d’une chronique qui ne vint jamais, pour le moment), tant il constitue notre coup de cœur absolu de ce début d’année.
Soit la visite intime par l’auteur de la maison du Centenaire, à Alger, bâtie en 1931 par Léon Claro, grand-père de l’auteur, grande coquille vide célébrant le centenaire de la présence française, et qui vit se succéder, entre autres visiteurs, un jeune homme du nom de Camus et un homme mûr du pseudonyme Le Corbusier.
Pourtant, derrière ses murs en toc et près de sa fontaine apaisante, surgissent les limbes. Celles d’un passé politique, littéraire, bien sûr mais, presque à son « écriture défendant », des lambeaux intimes, surtout : un père fuyant l’Algérie pour s’écraser contre les rives de la France, n’ayant jamais su ou pu n’être ni poète, ni père.
Une enquête vers soi : avec une émotion croissante se dévoile alors l’apprentissage, tendu et poignant d’un homme, Claro, qui se rattache peu à peu à son histoire, à la recherche dans s/ces murs vides d’une généalogie de ses re-pères. Comment être un fils, et donc un Homme ?
« Il existe quelque part un dictionnaire des pères, écrit par des poètes. Chacun a le droit d’en consulter les entrées mais ne peut rien modifier. »
Sous la maison, les pères. Le père. Et derrière lui, pudique, le fils. Bouleversant.
(Jean-Nicolas Schoeser)
La Fabrique de la Terreur, de Frédéric Paulin, éd. Agullo
Ultime roman de la trilogie débutée en 2018, Frédéric Paulin signe également le meilleur tome. Benlazar, son personnage fétiche, agent du renseignement, coule une retraite pour le moins peu paisible. Sa fille, journaliste à tendance tête brûlée, marche sur ses traces. Elle poursuit inlassablement et au péril de sa vie, l’histoire en train de s’écrire avec fracas ; de Tunis à Raqua en passant par Toulouse, c’est une plongée dans les racines du mal djihadiste où se côtoient des personnages singuliers. Avec une minutie déconcertante, tant la fiction s’approche de la réalité, Paulin entraîne le lecteur au cœur de la violence du monde dans un roman haletant, sombre et passionnant.
(Julien Cassefières)
Thérapie de groupe, de Manu Larcenet, éd. Dargaud
Mais ou est donc passée cette fichue inspiration? C’est à partir de ce postulat assez ténue et conventionnel que Manu Larcenet a pensé sa nouvelle BD éblouissante, d’une drôlerie constante, parsemée de réflexions jubilatoires sur l’art, la création et l’existence. II s’agit bien d’une autofiction, sorte d’autoportrait d’un auteur de BD en panne créative, d’un père de famille en proie à la dépression, aux hallucinations, au doute qui jalonne une vie scandée par des hauts et des bas. D’un homme qui perd pied et qui pour refaire surface convoque les fantômes des grandes peintre du passé de Michel Ange à Leonard De Vinci.
La description de l’artiste à la dérive est figurée par un graphisme fourmillant de détails, riche et inventif et un scénario brillant, véritable mille feuille presque Fellinien dans lequel l’auteur du Combat ordinaire de la vie ne s’épargne pas.
Cette BD est aussi une sorte d’aboutissement entre l’esprit absurde et potache des débuts de Manu Larcenet quand il créait son agent secret Billl Baroud ou Les Super héros injustement méconnus et la noirceur de plus en plus éclatante de ces dernière livraisons, à commencer par le magnifique Blast.
Hilarant et déchirant, et ce parfois au sein de la même vignette, Thérapie de groupe sonde sans complaisance la psyché d’un homme sincère et touchant qui exorcise ses démons avec ses dessins délirants, son sens inné du dialogue absurde et des situations improbables. (Emmanuel Le Gagne)
- Les culturo-redécouvertes pour l’été
L’été est aussi un temps plus apaisé, propice à un retour vers quelques grands classiques ou des petites pépites moins d’actualité, mais que seul un temps loin du quotidien permet d’extraire de la pile « à lire » « peut-être » « un jour » « quand j’aurais le temps ». Ce n’est pas encore celui des cerises, mais voici quelques coups de cœur redécouverts ou relus et guidés par rien d’autre que le plaisir du partage.
Au Bonheur des morts, de Vinciane Despret, éd. La Découverte
Vinciane Despret, philosophe des sciences qui s’illustre d’ordinaire dans l’observation de celles et ceux qui observent les animaux (Chiens, chats… Pourquoi tant d’amour ?, Penser comme un rat, Habiter en oiseau,…), s’attaque à tout aussi inventif dans un essai philosophique et sociologique sur les morts et la connexion qu’ils entretiennent avec les vivants… dans les deux sens de circulation. Puisque ces phénomènes sont décrits aux quatre coins du monde, il faut les traiter comme objets d’étude, avec la plus grande finesse. Elle commence alors par tout recueillir autour d’elle, et tisser l’ouvrage avec ce que les gens qu’elle croise lui donnent comme matière, un peu à la manière d’une Sophie Calle de la phénoménologie. Des « récits de ceux qui restent » mêlés à sa propre histoire familiale, à la fiction littéraire ou cinématographique, aux sciences du langage, elle trace un fil surprenant qui jamais ne cherche à trancher entre science et croyances. Despret pense loin du diktat du deuil ; hors des circuits binaires. Elle envisage le « désir des morts d’être souvenus », les cadeaux que nous font les défunts (sciemment ou non), l’équilibre du signe paranormal et de l’événement contingent dans l’interprétation de ses sujets, ou encore la coexistence du « grave » et du « dérisoire » dans la médiumnité. De même que les morts « re-suscitent », Vinciane Despret réveille en nous une profonde réconciliation sur ce que ça signifie, être encore vivant.
(Antoine Héraldy)
Le bel été, de Cesare Pavese, diverses éditions
« A cette époque-là, c’était toujours la fête. » ainsi commence le roman concis de Cesare Pavese publié en 1949. A travers la vie de deux femmes, l’une adolescente l’autre à peine plus âgée, dans l’Italie pré-faciste, l’auteur décrit le crépuscule de l’enfance et l’éclosion de l’age l’adulte. Des sentiments contradictoires se mêlent associant l’envie irrésistible de découverte mais également une certaine mélancolie devant l’inexorable fuite du temps. La rencontre de deux peintres va précipiter le cours des choses dans le destin de ces femmes en leur faisant prendre conscience des périls ordinaires. La jalousie, la duperie mais également le sentiment amoureux surgissent brusquement, sans crier gare. Différents thèmes sont ainsi abordés par l’auteur avec une élégance d’écriture et une justesse rare. A découvrir.
(Julien Cassefières)
Nico the end de James Young, éd. Séguier
« Faire une tournée en Italie, c’est pas mal, mais je préférerais me retrouver dans un lieu sûr et confortable où rien ne change jamais »
-A part un utérus, penses-tu qu’il y ait un seul endroit au monde qui corresponde à cette description ? lui demandai-je.
-Ouep, croassa-t-il, le sac à main de Nico.
Vous trouverez ce genre de perles dans le délicieux livre de James Young, jeune étudiant, catapulté pianiste, sur les dernières tournées de la grande Nico, musicienne gothique avant l’heure.
Un trip hilarant, touchant, cruel et tendre, qui vous dépaysera où que vous soyez, la planète Nico n’étant pas franchement cartographiable. A lire et à relire sans modération. (Xanaé Bové)
Le choix de Sophie, de William Styron. Diverses éditions.
Il est des livres, des « classiques », dont on se dit qu’on peut faire l’économie de la lecture, tant on en connait par écho le « truc ». C’est le cas de « Le choix de Sophie », de William Styron, écrasé par son impossible deuil qui finit par contaminer l’expression populaire.
Car ce « choix », qui ne constitue au fond ‘que’ la toile du roman (son soutènement refoulé, en quelque sorte, et dont les prémisses n’apparaitront qu’au dernier tiers du récit), ne doit pas éclipser par son horreur l’éblouissante maitrise narrative de ce qui est en fait son pouls battant : une grande histoire d’amour au cœur de l’été ensoleillé de 1947 sous le regard du narrateur, Stingo/Styron. Une passion triste et sublime, douloureuse, masochiste. Une Passion. Banale et folle. Consumante.
Il faut relire ce sommet absolu de roman, limpide et violent, plonger dans son rythme sensuel et hanté à la fois, son climax éblouissant du chapitre IX au cœur du Connecticut et sa lente descente vers l’enfer dans la psyché et ses volutes, parmi le corps des deux plus beaux amants et l’un des plus complexe et bouleversant personnage de la littérature mondiale. Nathan et Sophie : étouffer non dans le néant, mais dans une flamme noire, faite de violence et de sexualité crue, de psyché vacillante et mensonges nécessaires, dont il fallait tout le talent désespéré de Styron pour en polir et creuser sur plus de 1200 pages les contours, et parvenir à tisser d’une manière si éprouvante les noces de l’Amour et de la Mort.
(Jean-Nicolas Schoeser)
Le discours, de Fabcaro, ed. Folio
Fab Caro n’est pas seulement un brillant auteur de BD, auréolé par le succès de Zaï Zaï Zaï Zaï. Il est aussi à ses heures romanciers et livre après Figurec, vertigineux drame kafkaïen, Le discours, récit plein de charme et d’humour autour d’une rupture amoureuse. Le héros, Adrien, concentre en lui la somme de toutes nos névroses quotidiennes, nos peurs irrationnelles. Dès la première page, le lecteur ressent tout ce qui traverse intérieurement Adrien, un looser magnifique pris d’une anxiété démesurée à l’idée d’écrire un discours le jour du mariage de sa sœur.
Cet hymne mélancolique et ludique à tous les dépressifs chroniques, les inadaptés du système se lit d’une traite comme un roman léger et pétillant, transformant. Sauf que derrière cette légèreté une grande tristesse émane de ce petit roman plus consistant qu’il ne le laisse apparaître. La finesse et la rigueur de l’écriture, le sens constant de la formule et des métaphores poétiques, le goût pour le burlesque transformant les stéréotypes du quotidien en évènements absurdes font du Discours, la petite perle du moment, idéale pour soigner un spleen estivale. (Emmanuel Le Gagne)
Holyhood, volume 1 : Guadalupe, California, de Alessandro Mercuri, éd. Art&Fiction
Cet essai riche et ludique déploie une structure labyrinthique qui frappe par sa virtuosité et sa très grande érudition. Holyhood relève de l’objet mystérieux par son dispositif hybride conjuguant récit, d’abondantes notes de bas de page, photogrammes et photographies, remarques théoriques et philosophiques qui font verser l’enquête documentaire dans la fantasmagorie et l’approche historique dans la création romanesque. Dans un style parodique, l’auteur abolit les frontières entre fiction et réalité et joue de notre rapport aux mythes fondateurs et aux épopées : où l’on croise, entre autres, Cecil B. DeMille, David Lynch, les pharaons, les mythes de l’Atlantide et de la Lémurie, une héroïne de film qui devient personnage de fiction romanesque, Don Quichotte et Amadis de Gaule, et même le Moïse de Michel-Ange. Alessandro Mercuri s’amuse à recréer un mythe des origines, et en plaçant l’accent sur les débuts de l’industrie cinématographique, il pointe la part de factice et de construction qu’il y a dans tout récit. Et tout son art est de ne pas se prendre au sérieux, tout en l’étant. (Miriem Méghaïzrou)
Le livre d’un été, de Tove Jansson, Réédition La peuplade, 2019
Ecrivaine finlandaise mondialement connu pour ses « Moomins », Tove Jansson (1914-2001) est également l’auteur d’une poignée de délicieux romans. Ecrit en 1972 et récemment réédité, « Le Live d’un Eté » vous plonge dans l’atmosphère ouatée d’une petite ile finlandaise baignée dans la lumière sans chaleur de l’été scandinave. Une toute jeune fille qui vient de perdre sa mère y trouvera complicité, réconfort et tendresse auprès de sa grand-mère au fil de courts chapitres qui sont autant de tranches de vie distinctes les unes des autres (une constante dans l’œuvre « pour adulte » de Jansson de privilégier ces petites touches au gros trait narratif). La courte citation (signée Philip Pullman) qui figure en 4è de couverture illustre à vrai dire à merveille le ressenti du lecteur au fil de ces pages pudiques et feutrées qui réchauffent le cœur de ces brindilles : « Lire ce roman équivaut à regarder au travers d’eau claire et à soudain en réaliser la profondeur ». (Bruno Piszorowicz)
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