Le premier roman de Dalibor Frioux nous amène dans un pays faisant figure de référence pour nombres de ses voisins européens. De par sa qualité de vie (première sur l’Indice de Développement Humain), l’exemplarité de sa démocratie, la recherche permanente d’un consensus entre les partenaires sociaux, la Norvège a su conserver les valeurs de l’Etat providence tout en s’adaptant aux contraintes de la mondialisation. Les attentats de juillet dernier ont quelque peu atténué cette vison idyllique. Brut se déroule vers le milieu du XXIe siècle.
En 2050, la Norvège est plus que jamais un modèle. Grace à la découverte de gisements de pétrole, le pays regorge de richesse. Alors que le monde s’enlise dans la pauvreté et la pollution, le pays nordique a su profiter de son aubaine pour exporter sa solidarité au delà de ses frontières.
Frioux nous offre un roman futuriste s’assimilant davantage à de l’anticipation réaliste qu’à de la science fiction : en effet, nulle transformation radicale du monde mais simplement une continuité surprenante du mode de vie et des équilibres géopolitiques. A travers une écriture légère sans emphase mais agréable, il va s’attacher à décrire trois tranches de vie à la veille d’une élection cruciale pour l’avenir du pays. En suivant les tribulations de ces individus, l’auteur nous fait découvrir cette société postmoderne où l’exploitation du pétrole est érigée en dogme religieux. Katrin, ancienne mannequin du début du siècle se complaît dans cette société libérée de contraintes individuelles : quinquagénaire mariée, mère de plusieurs enfants, elle recourt de temps à autre à l’adultère en estimant que « si elle avait depuis longtemps accepté que ses intérêts personnels se fondent dans les devoirs de la vie de famille, inversement il lui semblait juste que la gravité des actes de chacun fut divisée par le nombre d’heureux bénéficiaires ». Kurt Jensen, ancien haut responsable d’industrie ayant également occupé des postes ministériels, s’emploie à être élu au comité désignant le Prix Nobel de la Paix tout en se demandant pourquoi la vieillesse ne l’atteint pas. Enfin, Henryk à la tête d’un fonds lié à la rente pétrolière supervise les investissements avec comme objectif la conciliation entre vertu et argent.
De nombreux événements émaillent la trajectoire de ces individus nous permettant d’explorer des pans de cette société. De la découverte d’une plantation biologique au Nigeria financée par le pays à la discussion d’un projet de loi portant sur la construction de murs empêchant les rats de pénétrer le royaume, en passant par une prison à ciel ouvert, l’auteur nous entraine dans ce pays si proche et si loin de nous à la fois.
Deux exemples illustratifs, les employés travaillant dans un pays étranger ont obligation de signer une décharge stipulant qu’au delà d’une certaine somme l’Etat norvégien renonce à leur venir en aide en cas de prise d’otage. Le battage médiatique lors de prises d’otage est tel qu’il pourrait augurer un hypothétique avenir à cette idée …
Deuxième anecdote piochée au hasard du livre : afin de lutter contre les discriminations, une loi impose aux partis un quart d’élus handicapés ainsi « le temps politique n’était plus celui de l’agilité, de la ruse machiavélique, de la repartie brillante […] mais le spectacle des dérélictions de l’être humain, comme autant de langues étrangères à traduire, dans une assemblée faite de Norvégiens incapables de bouger, de se voir, de s’entendre mais tentant de se comprendre ». Dans le même ordre d’idée, la loi sur la parité votée en 2000 ne seraient ainsi que les prémices de mesures visant à abolir toutes formes de discriminations.
(Nous sommes heureusement, ou pas d’ailleurs chacun jugera, dans la fiction.)
Cette société, phare de l’humanité et paradigme achevé de la Fin de l’Histoire de Fukuyama, se délite subrepticement. L’extrême droite, favorite des sondages, est le signe avant-coureur d’un mal plus profond. Les jeunes de 35 ans meurent d’une épidémie inconnue, les foyers d’immigrés sont attaqués… mais surtout, il ressort de ce microcosme, décrit par l’auteur, une lassitude à vivre dans une société où le risque est effacé. « Et jusqu’ou cette vie compressée ? De l’autre coté des murs, tu vas à l’école, l’usine, l’hôpital, l’étreinte des femmes, les terrains de jeux aux lignes parallèles, au-delà desquelles la balle est en faute. Tout ce qui veut bondir et rebondir sur toi, t’enfermer et s’enfermer avec toi. Même les notes de Mozart dans leurs portées, les phrases d’un polar, ton corps, ton fric, le ventre de ta mère. Ce qui t’a mitonné, ce qui t’excite, t’est utile, te maintient dans ta forme. Tout ce qui abolit l’infini entre chaque seconde. »
L’abondance de richesse, les bons sentiments ne suffisent plus à contenter les individus : les besoins domestiques non satisfaits fussent-ils illimités redeviennent source d’insatisfaction. Il y a ainsi une fatalité tragique dans les propos de l’auteur : le repli sur la sphère individuelle, la peur de l’autre reviendraient tel un mouvement de balancier. Il ne nous suggère guère d’explications mais sa fiction ressemblerait (presque) cruellement à notre réalité.
Au final, Dalibour Frioux nous sert un roman empreint d’originalité, accessible et surprenant.
Paru aux Editions du Seuil.
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