C’est toujours une grande joie de voir s’enrichir le catalogue d’un éditeur que l’on suit de très près depuis ses débuts. Les éditions La dernière goutte ont récemment fêté leurs 16 ans et en même temps que cet anniversaire, la maison a offert à ses lecteurs la livraison en français d’un texte consacré par la critique comme l’un des meilleurs romans sud-américains des dernières décennies : Le Trille du diable de l’écrivain portègne Daniel Moyano (1930-1992). Initialement paru en 1974, il avait été traduit une première fois en 1983. L’auteur, arrêté et emprisonné en Argentine pendant la dictature militaire de 1976-1983 s’exile en Espagne après sa libération pour fuir l’inquiétante situation politique de son pays et y vivra jusqu’à sa mort. À Madrid où il réside, il reprend son texte qui reparaît dans une version revisitée en 1988 et que nous redécouvrons aujourd’hui grâce au très beau travail de traduction d’Hélène Serrano.
Ce court roman au grand souffle lyrique qui déborde d’imagination est à la fois une véritable fable philosophique mais aussi une parabole politique et un récit initiatique où se déploient une infinie poésie mâtinée d’humour décalé et d’ironie cinglante. Il se concentre sur Triclinio, un frêle personnage né au cœur de La Rioja, une ville de province dont l’implantation, quelques siècles avant sa venue au monde, est présentée comme le fruit d’une erreur de topographes pas bien futés et pourtant flanqués d’un futurologue. C’est le commerce du miel qui fait vivre la famille de Triclinio. Cet or des abeilles s’échange alors contre une monnaie qui prend la forme de livres et d’illustrés parmi lesquels se trouve un jour un ouvrage sur Paganini qui va donner au père de Triclinio des espoirs de réussite et de richesse pour son fils. Initié donc très tôt au violon, le jeune garçon qui a développé une nature naïve et rêveuse, se révèle rapidement être un musicien prodige et par la même occasion une curiosité locale :
« C’est ainsi que Triclinio fut officiellement reconnu produit folklorique et inclus dans les visites guidées proposées chaque hiver aux vacanciers portègnes. » p.19
Afin d’échapper à la misère qui frappe impitoyablement ses terres natales, il s’exile à Buenos Aires après avoir vu disparaître ses parents. Il espère trouver à la capitale un travail où il puisse vivre du jeu de son instrument. L’entreprise se révèlera rapidement impossible : il découvre une ville hostile et agressive qui a parqué à Villa Violín – version sud-américaine et géante de la cour des Miracles -, des violonistes arthritiques et sans emplois, que les autorités ont voulu réduire au silence en les privant de public. Cette singulière communauté a fait néanmoins de cet espace carcéral qui ne dit pas son nom un théâtre de plein air où les musiciens aux articulations fatiguées développent des activités musicales complètement fantaisistes, sans motifs ni portées, inventent de nouveaux instruments (à l’instar d’une statue-instrument monumentale fabriquée à partir d’une vielle pièce de train qui délivre des sons à contretemps), utilisent des chats à qui on presse la queue pour compléter l’acoustique de cet improbable ensemble orchestral. Villa Violín est un lieu de parcage devenu cité utopique, un espace où l’imagination représente un terrain parfaitement inviolable, où le langage des notes constitue la clef pour un retour à une liberté absolue, et constitue un bastion de résistance poétique qui
« permet aussi de veiller sur la musique, de la préserver en attendant des jours meilleurs. » p.62
La cité-bidonville qui est régie par cette musique et ses lois appliquées au fonctionnement du quotidien instaure de délirantes punitions comme celle par exemple de devenir maire une semaine et subir toutes les contingences de la fonction si on joue faux.
Ce qui est prodigieux dans le texte de Moyano est cette imbrication – qui n’apparaît jamais artificielle – entre le temps des événements historiques terrifiants perpétrés par un état policier répressif et mu par une violence abyssale et que l’on entrevoit en toile de fond et celui de la fable qui se construit sur la partition de la fantaisie et des métaphores d’une grande puissance pour mieux prendre la mesure des horreurs qui habitent la réalité d’un pays qui a basculé du côté des forces infernales. Cette construction temporelle installe dans le même mouvement une distance entre les horreurs qui se déroulent alors dans le pays et la pureté qui habite Triclinio et donne cette force incroyable au texte qui réussit avec ces ingrédients à basculer dans une espèce d’opéra-comique joué par de sinistres fantoches surtout au moment où le violoniste de génie va, par l’entremise de l’extravagante fille du dictateur, être amené à se retrouver face aux organes du pouvoir. La rêverie qui a façonné le jeune homme le maintient en permanence dans une perception différée d’un monde atroce qu’il entrevoit à peine. Cette naïveté couplée à et la folie poétique qui le traverse le protègent dans une certaine mesure de la barbarie déployée par les autorités en place et se révèlent fondamentales pour faire face aux réalités les plus cruelles et pour survivre dans un monde qui a choisi la dysharmonie comme ligne de conduite.
L’histoire de Triclinio est bien à l’image de la célèbre sonate de Giuseppe Tartini qui donne son nom au roman. Elle se déroule comme une mélodie qui combine de frénétiques effets terrifiants et diaboliques, des moments de pure magie et des épisodes d’insouciance sautillants faussement légers, le tout illustrant avec de dissonants échos les questions de l’exil et de la marginalité mais aussi celles qui ont trait à l’instabilité économique, la corruption et la persécution politique qui frappent le pays et le gangrènent. Le Trille du diable illustre en ce sens avec une inquiétante et immense beauté les affres de la condition humaine.
Le Trille du diable, Daniel Moyano
Traduction de l’espagnol (Argentine) par Hélène Serrano
Éditions La dernière Goutte
128 p., 15€
Paru le 15 février 2024, en librairie.
ISBN : 9782918619451
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