Drôle d’objet à première vue que ce nouvel opus du petit génie de la BD Us, Dash Shaw, déjà remarqué notamment pour son épique fresque intime, Bottomless belly button, cartographie sismique d’un psychodrame familial et banal sur plus de 720 pages, déjà édité chez Cà&Là.
Narrativement, c’est l’histoire étrange d’un monde où Dr Cho, chercheur, a inventé une machine à ramener les morts à la vie. Du moins temporairement, si possible riches, et si possible le temps de régler leur succession. Problème saupoudré d’Inception : pour les faire revenir, faut-il déjà aller les chercher, et c’est là qu’intervient le Charon (suivez ma métaphore), qui permet de se connecter à l’esprit du défunt pour aller le déloger du fantasme post-mortem que son cerveau grillé a bien voulu lui construire pour rendre la mort plus douce.
Etrange mélodrame dickien, où les morts, rendus à la vie, ne possèdent ni ailes, ni plaies purulentes. Ils sont comme vous et moi, avec cette petite chose en plus : la mélancolie.
C’est ce drôle de flottement que rend le récit et son trait, blancs et sans affect, dont chaque page serait un bloc successif de solitude dans l’histoire globale, une (dé)réalité succédant à l’autre dans un flottement proche des chocs d’un rêve. Mais ce qui explose au regard, bien sûr, c’est cette mise à distance et envahissement de chaque « bloc » par une couleur globale.
Ces filtres colorés, bien loin de n’être que de simples trucs narratifs tendance « esthétique indépendante », lèvent le voile sur la clef de voute du projet de l’auteur : là où l’objet livre rejoint mentalement ses personnages, comme en un rêve vaporeux, les scènes se colorent des sentiments.
C’est comme si, semble nous dire Shaw, il y avait le narratif, et la perception/sensation. Ce que l’on nous raconte et ce que l’on ressent ; suivant parfois deux lignes diamétralement opposées.
Rouge vif de tension, jaune pâle de mélancolie : c’est toute la palette chromatique qui interagit avec le lecteur et sa sensation, jusqu’au violet profond, nocturne et dépressif, nous forçant à plisser les yeux, semblant dissoudre même les cases dans le désespoir d’une vie qui s’éteint.
La matière couleur est un jeu, dont il s’agira d’expérimenter les limites sensationnelles d’une partition. Car dans les couleurs, outre le temps (ce que nous évoquions ci-dessus), il y a alors aussi le rythme narratif : de 6 cases vite digérées lorsqu’elles sont claires, le rythme se dilate et s’épuise dans les moments sombres, obligeant à mesure d’accélérer le rythme, se prendre le mur d’une planche sombre pour repartir à nouveau. Avec la maestria d’un chef d’orchestre, Dash Shaw se plait à organiser à distance notre expérience de lecture.
Copié-collé, blocs et sensation vaporeuse : et lorsque se mélange parfois au sein d’une même page les couleurs, perdant le lecteur dans ses strates de sensations et rythmes, c’est le redoublement de cet univers déjà flottant, rêveur et paranoïaque qui se fait jour, croisant les temporalités, les narrations et les mélancolies. Une 6-cases qui s’interrompt brutalement à la 4e lorsque décède un personnage, une bascule d’un mort ou vers un esprit se niche au détour d’une page : est-on dans le réel ? Dans Charon ? Comment le mort ressent-il un monde que, se refusant à détailler et mis à distance par le filtre coloré, le lecteur lui-même sait n’être pas la réalité ?
Brillant formellement, puissant dans son expérience de lecture et émouvant dans sa tristesse : traversons ensemble le fleuve coloré, pour un voyage au creux des replis de la fiction et de la mort.
Editions Ca&La, 96 pages, 16 euros
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