Charlie hebdo est entré dans la légende le 7 janvier dernier. La fusillade, lors d’une conférence de rédaction, a immortalisé ses journalistes. De la Maison Blanche au Kremlin, le monde a découvert l’existence du journal. Je suis Charlie est ainsi devenu un phénomène planétaire symbolisant la solidarité face aux victimes du terrorisme. Mais avant cette dramatique affaire, Charlie hebdo c’est surtout une histoire singulière dans la presse française.
Dans son livre Mohicans, Denis Robert se propose de remonter le temps de la création du journal à mai 2015. Denis Robert est un journaliste d’investigation dont le principal fait d’armes est son enquête sur la banque luxembourgeoise Clearstream, spécialisée dans le blanchiment d’argent et la fraude fiscale. Enquête qui lui a valu de nombreux déboires judiciaires tant les ramifications de la banque touchaient des intérêts puissants. Avec ce dernier livre, il s’attaque à l’histoire officielle de ce journal. Charlie hebdo est né dans les années 1970 au milieu d’une ambiance foutraque et libertaire. Il prenait la suite d’Hara Kiri interdit après la couverture sur la mort de Charles de Gaulle, en 1970. Cavanna et Choron était les pseudo-dirigeants de cette rédaction qui verra de nombreux talents éclore : Reiser, Wolinski, Gebe… La suite ? Une baisse des ventes, l’arrivée de la gauche au pouvoir et pour finir, une soirée historique chez Michel Polac, dans Droit de réponse, pour annoncer la fin du journal. L’ambiance avait changé, les années 68 étaient finies.
En 1992, Philippe Val, alors chansonnier, reprend avec le soutien de la plupart des historiques du journal les rênes de Charlie hebdo. La plupart des anciens membres sont enthousiasmés par l’idée. Cavanna voit ainsi renaître son bébé. Delfeil de Ton s’étonne encore : « Qu’est-ce qu’on a été con! Qu’est-ce qu’on a été naïf ! On était des ingénus face à des gens qui ne l’étaient pas… » Denis Robert démontre comment le désintérêt relatif des « anciens », pour les questions administratives et financières, va faciliter la « prise de pouvoir » et l’éviction des figures les plus gênantes. Il analyse les procédures juridiques assurant une légalité à l’opération. Grâce à Richard Malka, avocat et ami de Philippe Val, l’appropriation du titre Charlie hebdo va se faire au détriment de Cavanna et de Choron. Le professeur Choron, fondateur historique, perd devant les tribunaux. Delfeil de Ton encore : « Dans la nouvelle société, les parts n’appartenaient pas à Cavanna. Il y avait un journal, Charlie hebdo, où Cavanna n’était rien. » La propriété du titre acquise, les nouveaux actionnaires du journal font les coudées franches pour asseoir leur mainmise. Ce qu’ils vont faire en créant une société civile immobilière, pour acheter les murs, tout en recevant un loyer mensuel au journal… dont ils sont propriétaires. « En sept ou huit ans, l’emprunt et ses intérêts seront intégralement remboursés, grâce aux loyers, mais sans que le journal en tire le moindre profit. » Denis Robert s’appuie sur des preuves écrites, des contrats et les déclarations des principaux intéressés pour appuyer son argumentation. Il ne juge pas les actes, il les restitue avec précision. Son discours se situe rarement sur le plan moral et se veut objectif.
La mainmise se décèle aussi dans les choix éditoriaux de Philippe Val et de sa direction. En 1992, l’époque a changé, l’ancienne formule de Charlie hebdo est surannée. L’humour sans limite des débuts laisse place à un journal orienté vers la gauche altermondialiste et ouvert sur la culture. Pendant quelques années, les relations entre les journalistes et la direction incarnée par Philippe Val semblent cordiales (même si les clopes et l’alcool sont désormais prohibés en conférence de rédaction) ; la liberté de chacun semble acquise pour les journalistes et dessinateurs du journal. Néanmoins, les multiples prises de position de Val agacent de plus en plus au sein de la rédaction. En effet, en tant qu’auteur de l’édito de la page 3, il donne le ton du journal. Soutien à l’intervention de l’Otan au Kosovo, partisan du Traité constitutionnel de 2005, Val s’éloigne de la ligne politique partagée par les autres membres du journal. « Sur les principales questions internationales, Charlie hebdo reproduit peu à peu les positions dominantes », résume Mathias Raymond du site Acrimed.
Enfin, Denis Robert décrypte les départs plus poussés que volontaires de nombreux membres de la rédaction. Le premier fut Lefred-Thouron en 1996 pour un dessin humoristique sur Font (l’alter-ego de Val sur scène) alors impliqué dans une histoire d’attouchement sur adolescent. Ensuite, Olivier Cyran, Mona Chollet et d’autres quitteront la rédaction pour des incompatibilités avec la nouvelle tendance de la direction. En 2008, l’éviction de Siné, afin de donner des gages d’allégeance à Sarkozy, après une chronique du vieil anar sur le fils du président, marque le chant du cygne pour Philippe Val. Le procédé utilisé par Val pour tenir les plus récalcitrants au sein de la rédaction demeurent inchangés mais la cible a grossi. Siné n’est pas né de la dernière pluie. Antisioniste, pourfendeur des religions, sa radicalité n’a d’égal que la compromission de Philippe Val. Viré de Charlie, il porte l’estocade en créant Siné Hebdo. Les ventes s’effondrent, Val attend sa nomination à France inter pour quitter le journal.
L’enquête de Denis Robert est indispensable à lire à plus d’un titre. En effet, nombreux, depuis le mois de janvier, font mine de reprendre pour leur compte l’esprit Charlie. Ce livre permet de poser clairement, au-delà des suspicions parfois fausses ou exagérées, les faits marquants de ce journal. Il revient sur l’usurpation originelle de ce titre jusqu’à la vente des parts actionnariales de Philippe Val… « L’avocat Malka et le chansonnier Val sont des produits de leur époque. Habiles, malins, s’appuyant sur un bon réseau, maniant aisément le verbe et l’image, rarement désintéressés, assoiffés de reconnaissance médiatique, dociles avec les pouvoirs en place, ils sont à leur juste place sur l’échiquier politico-médiatique », écrit Denis Robert.
On laissera le mot de la fin à Cavanna qui, lucide, à la fin de sa vie, écrivit dans une de ses dernières chroniques : « On ne fait pas un journal parce qu’on étouffe du besoin de dire les choses, mais parce que c’est un escabeau vers les hautes fonctions de l’État. L’humour est toléré, la bouche en cerise, le cul béant, des gros mots et des grosses bites tant que vous voudrez, mais attention, politiquement correct. On ne rit pas du SDF mais on le regarde crever. C’est ainsi qu’on fait des carrières. Pas des légendes. » Puisse le prochain Charlie suivre ses recommandations.
Mohicans
Denis Robert
Editions Julliard
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