L’ardeur est un devoir, l’admiration de toute saison
C’est à l’écart du bouillonnement visuel et sonore de l’été 1974 qu’un cinéaste de trente-et -un ans tourne Le Dormeur , adaptation du poème de Rimbaud. Mais comme « au dessus de toutes choses se tient le ciel Hasard »1 , l’écrivain Didier Da Silva tombe sur ce film en 2017. Il est « happé ; en apnée »2, il n’est plus qu’ « un œil grand ouvert et comblé »3. À l’aune de ce précipité d’émotions , Didier Da Silva précipite alors ce qui réalise le charme fou , la jubilation et l’attrait de ce livre : le récit de sa rencontre avec cette œuvre cinématographique de « huit minutes et demie en une seule prise acrobatique »4.
Mais cette rencontre est multiforme : c’est autant celle avec le film qu’avec son auteur Pascal Aubier, et avec lui les années 70 alors même que Da Silva venait à peine d’ouvrir les yeux sur ses lumières. Rencontre enfin avec tout un monde le plus vibrant qui soit : celui du cinéma.
Ce monde est un véritable espace de projections. Celle du film lui-même que nous offre Didier Da Silva dès le second chapitre du livre. Le Dormeur est là sous nos yeux. Des images défilent dans un cadre enchanteur , en une féérie d’illuminations : « un arbuste élancé et gracile dont les baies sont si rouges »5, « l’ombre verte des feuillages », « des frondaisons en pleine vigueur », et voilà « un petit val qui mousse de rayons » où « une mouche vrombit furtivement alors que la stridulation des cigales se répand »6. Les mots chantent là-aussi comme en signe de joie et d’allégresse, accrochant joyeusement à notre regard des images, mais nous traversant aussi de sensations . Des sensations nées de gros plans qui luisent, synesthésies, de vertige des mouvements que les mots font éclore. Cet éveil , comparable à celui d’un printemps, devient nôtre .
Ce monde est aussi l’espace de projections de l’auteur du film, qui , enfant déjà , avait une image toute personnelle du poème de Rimbaud . Didier Da Silva nous fait alors entrer dans l’intimité du cinéaste , tout en multipliant les effets rythmiques brisés, les anecdotes , les coupures et les rimes croisées afin de mieux rendre compte d’une vie dense, drôle, faite d’interruptions et de discontinuités, toute entière agencée vers une « cassure » : Aubier est « un vieil orphelin 7», au sens strict comme au figuré. Cinéaste de trois longs-métrages et d’une quarantaine de courts, premier à inventer un emploi artistique à un dispositif de caméra permettant de très longs plans séquences ( la Louma!) , il est oublié. Et la générosité de ce livre est d’ailleurs de lui rendre sa « famille d’accueil » d’une certaine manière, celle composée de Tarkovski , Godard, Polanski, Raph et tous ces autres visages qui dans l’ombre d’une salle , ou derrière ces pages là alors s’y attachent. Mais aussi s’y arriment et se reconnaissent. Le portrait de Pascal Aubier est à la fois irrésistiblement drôle et émouvant car, à cette générosité, se mêle l’audace d’une langue qui unit joie existentielle et joie esthétique. Plein d’admiration pour le travail de Pascal Aubier, lorsqu’il filme Bernadette Lafond « en pied, nue devant un miroir, belle comme la liberté8 » autant que de Rimbaud qui rend l’âme à la Conception, Didier Da Silva a un sens du récit ( magnifiques pages sur le voyage d’études d’Aubier) tout autant que de sa musicalité. Et c’est autant un portrait de Pascal Aubier en miroir de celui de Rimbaud, du cinéma en miroir de la littérature , et qui tous sont lumineux.
Ce livre tient alors lieu de promesses d’une « présence recommencée ». A L’image aussi de son éditeur, Marest, qui toujours, prend le risque de la générosité.
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