Dubravka Ugresic – « Le Musée des redditions sans condition »

« Selon moi, la mémoire remplace la queue que nous avons perdue à jamais dans l’heureux processus de l’évolution. Elle dirige nos mouvements, y compris nos migrations. En dehors de cela, le processus même du souvenir renferme un élément nettement atavique, ne serait-ce que parce que pareil processus n’est jamais linéaire. En outre, plus on se souvient, et plus, peut-être, on se rapproche de la mort.
Si tel est le cas, que votre mémoire trébuche est une bonne chose. Le plus souvent, cependant, elle se tortille, se détortille, frétille dans tous les sens, comme le ferait une queue ; aussi faut-il écrire, même au risque de paraitre illogique et ennuyeux. » (Joseph Brodsky, L’art de la distanciation, cité page 140)

En 1961, au Zoo de Berlin, est mort Roland, éléphant de mer de son état. Lors de l’autopsie, les vétérinaires trouvèrent quantité d’objets incongrus, comme autant de sédiments ridicules et insolites de sa vie recluse : un briquet rose, des bâtonnets d’esquimaux, un crayon, un pistolet à eau, un ressort, quatre clous, une chaussure d’enfants, un compas…

Ces éclats, poétiques et minuscules, ouvrent l’œuvre de Dubravka Ugresic, autrice croate exilée, en ouvrent le regard : ces morceaux minuscules sont aujourd’hui exposés à la vue de tous, fascinés, visiteurs emerveillés ou interrogatifs.

Et cet éloge du reste, de la trace, du minuscule, de l’exposition au regard, c’est le projet tout entière de ce fascinant et étrange kaléidoscope que constitue « Le musée des redditions sans conditions », réedité dans l’excellent collection Titres de Christian Bourgois (leur versant poches), et traduit par Mireille Robin.

  • Digestion de la perte

Difficile à résumer, l’ouvrage se situe justement dans cet « amas », cette digestion (pour prolonger l’image de l’éléphant de mer mort) du souvenir.

Par glissements temporels, rebonds linguistiques ou mémoriels, anamnèse ou émotions, Dubravka Ugresic y tisse une toile complexe, brillante et sombre, faits de chapitres désenchantés et doux où passent les fantômes :  des nuits solitaires à Berlin, une passion à Lisbonne, une mère émigrée et les souvenirs des Burek de la grand-mère bulgare, une amante éperdue appelant l’horloge parlante pour ne plus se sentir seule, un collègue de fac dont la plaque est sans cesse dévissée parce qu’il porte un nom serbe. Christa la folle, le couple lesbien amoureux de Mickey, l’amant P., le jeune Antonio, la boule de verre et de neige, le facteur philatéliste, l’homme à la peau de pomme en forme de rose,…

Tour à tour incarnés ou distants, d’instants du quotidien en réflexions poétiques sur le tempus fugit, extraits de lettres, discussions, micro-fictions ou confessions de souvenirs, ces éclats épars, comme autant d’amas de solitudes, s’accumulent, se redisent (des paragraphes y rebondissent parfois des pages plus loin), s’affinent, se contredisent.

« L’exil, c’est l’histoire de nos logements provisoires, des premiers matins de solitude quand, dans le silence, nous étalons le plan de la ville, y retrouvons notre rue et la marquons d’une petite croix (nous répétons alors l’histoire des grands conquérants, à cette différence près que ces petites croix sont les seuls drapeaux que nous planterons). Tous ces faits incontestables s’accumulent et, à un moment, se transforment en lignes illisibles. Et ce n’est qu’alors que nous commencon à tracer notre carte intérieure, celle de notre imaginaire. Ce n’est qu’alors que nous pouvons commencer à décrire avec précision l’impondérable sentiment de l’exil. Oui, l’exil c’est comme un cauchemar. Soudain, comme en rêve, nous voyons apparaitre des visages que nous avions oubliés ou peut-être jamais rencontrés, mais il nous semble les connaitre depuis toujours. Nous avons l’impression d’avoir déjà séjourné en certains lieux, alors que nous savons pertinemment que nous nous y trouvons pour la première fois.
« L’exil est comme une sorte de paranoïa, ai-je fini par lui dire. C’est pourquoi nous devons toujours nous munir d’un transfo. Sans lui, nous grillerions. », ai-je ajouté. »

  • Je te vois, je t’écris.

De pages en souvenirs, Dubravka Ugresic y navigue, à vue et à mémoire, tour à tour impressionniste et entomologiste, cherchant la bonne focale, comme cet enfant qu’elle se souvenait être et qui jouait à faire un cornet de ses mains : « je te vois », disait-elle grâce à son instrument de fortune.

L’outil, c’est ici l’écriture, et ce panorama mouvant qui se trace. « Le musée des redditions sans condition » n’est pas un livre de nostalgie, qui stipulerait une époque bénie et perdue (encore moins, alors, au vue de sa description et des rapports douloureux de l’autrice avec le gouvernement croate, un livre de yougostalgie, nous le verrons plus loin), mais plutôt une variation autour de la mélancolie, dans un espace où la mémoire, loin d’être une matière figée qu’il suffirait de retranscrire, se jouerait comme une expérience : une matière ductile, plastique, vénérable et mensongère, toute entière incarnée dans ce chapitre d’ouverture autour de l’album photo, lieu de réécriture, de confrontation, d’évacuation aussi, quand une personne n’y est pas à sa place.

Dans ce doux maelström à la fois épars, tour à tour bouillonnant, émouvant, amusant, ces fragments aussi vitaux que ridicules ne semblent alors prendre valeur, non dans leur existence même, mais comme autant de touches sur la toile de l’exil.

Il faudrait, pour en savourer les remous (les vagues, dirait V. Woolf a qui on songe souvent) plonger dans les écumes de cette narration en une seule session, la vivre, au fond pour ce qu’elle est : une traversée. Complexe, limpide, minuscule et universelle, ricochant d’exils en royaumes intimes, comme autant de galets à la surface de ce qui n’est plus et dont ne subsistent que les ondes de ce qui a été perdu.

  • Ce qui nous reste.

Dans ce livre en mineur sur la perte et le déracinement se trace alors aussi en pointillés, comme un versant pervers de cette ductilité intime, l’histoire d’un pays (la Yougoslavie, puis la Croatie), qui a fait de sa réécriture son moteur d’existence quand d’autres pleurent d’épuisement de ne plus avoir de terre.

Les méchants d’hier y deviennent les héros du jour, les grands communistes y sont victimes d’accident de chasse impromptus, et Ante Gotovina et l’opération Tempête, selon le prisme où on la regarde, est une victoire ou un massacre.

« Je n’ai pas l’intention de contraindre cette réalité atroce à réintégrer l’univers des mots pour faire le récit de notre apocalypse locale, ni d’illustrer les messages d’Alfred, semblables à ceux des fortune cookies (un récite encore, donc), par des images atroces afin de prouver qu’il avait vu juste. Aujourd’hui, il est encore possible d’aller vérifier ce qu’elle fut. Il suffit pour cela de se rendre dans ce pays démantelé du Sud de l’Europe, ou bien de consulter les documents télévisés et la presse des années 1991-1995.
C’est encore possible, mais bientôt l’herbe recouvrira les champs de mines, de nouvelles maisons seront érigées à la place de celles qui ont été détruites, les plaies se cicatriseront et cette réalité-là disparaitra. Elle réintègrera le rêve, le récit, la prophétie. ON rétablira un frontière intangible entre le monde du rêve et celui du réel. Il restera, certes, des gens, des témoins, qui ne la reconnaitront pas et qui présenteront leurs expériences cauchemardesques comme la preuve de ce qui s’est passé. Mais on ne les écoutera guère. Et l’herbe finira par les recouvrir, eux aussi. »

Ce n’est, au fond, que l’histoire des nationalismes, mais cette question de la dépossession de l’Histoire, de la Terre (que l’on soit exilé comme Ugresic, ou simplement resté sur place en changeant de nationalité, d’hymne, de culture, de pays), touche ici au moteur même de l’écriture de soi, mélodie triste bourrée d’harmoniques dans un pays dont l’un des premiers actes fondateurs, sous la tutelle rageuse de Tudjman, a été au sens propre de renommer les choses, pour ne surtout, surtout, plus faire yougoslave, et donc serbe (Les exemples abondent, pour qui s’intéresse à ce petit pays : « aerodrom » (limpide), devenant, par exemple « Zracna luka », « port de l’air », vieux vocable usité au début du siècle. Mieux vaut être ridicule que compromis.)

Comment se dire quand on nous retire tout ? Comment s’écrire quand notre pays n’est plus et n’a sans doute jamais été ?

Dubravka Ugresic, impure par sa propre naissance (père croate, mère bulgare), a osé le dire, dès 1991, s’inquiétant de la montée du nationalisme, des réécritures, et de la contamination de la vie publique et culturelle par ces fléaux. Elle l’a payé de la violence et de son exil, porteuse d’un combat qu’elle perpétue dans ces essais (la culture du mensonge, notamment, sur le sujet), ou, ici, dans ces mémoires en morceaux.

Elle dit si joliment : elle est « la citoyenne d’une ruine ».

« La zone grise de l’oubli ». Livre sur la filiation, livre sur la mémoire, sur la transmission, sur l’exil dans toute sa protéiformité (la perte, la liberté, la construction ou reconstruction de soi), politique, intime, mélancolique et rageurs, livres sur les horizons de ces termes comme leurs impossibilités, bouleversant presque par accident, ce dédale organique joue à chacun de ses pas une élégie minuscule et bouleversante.

Editions Christian Bourgois, 408 pages, 9 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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