C’est un petit trésor sale d’histoire poétique américaine que nous offrent en cette rentrée les Editions du Sous-sol, dans une traduction d’Héloise Esquié : la première édition en langue française d’une icône discrète mais majeure de la contre-culture US, la poétesse queer Eileen Myles dont on découvre ici l’un des opus majeurs (bien qu’un peu à l’écart dans son travail), « Chelsea Girls ».
Avec pareil titre hommage évident au tube de Nico et au film de Warhol, on ne ne pourra pas dire qu’on ne sait pas où l’on met les pieds.
Quoique : « Chelsea girls » passe son temps, dans sa dynamique folie whitetrash défoncée, à déjouer les pronostics.
« On ne peut pas forcer une histoire qui ne veut pas être racontée »
Réécriture a posteriori de sa jeunesse (le livre parait pour la premiere fois en 1994), le livre se présente tout d’abord comme une sorte de pot-pourri de courts chapitres diversement nommés, « L’enfant », « Toy’s R Us », « La violence contre les femmes », « 1969 », comme autant d’éclats d’un journal intime d’une wannabe dans le New york crasseux des 70’s-80’s.
« Le poème est né dans des boulots divers, quand j’ai pris conscience que je n’allais pas gagner, que je n’étais pas même présente, en fait. Alors j’ai commencé à m’installer dans mes poèmes, et j’ai jugé que puisque ma vie était celle d’une ratée, elle était poétique. »
- Enfants des Beats, des freaks, du speed.
Il en résulte, petite enfant mentale de John Fante, une sorte d’Attrape-coeurs sous amphétamine, ou de Jack Kerouac qui assumerait son homosexualité latente (Jack+Dean=<3).
L’analogie n’est pas vaine, ni si facile que cela : on y retrouve le même besoin d’exister, à travers les expériences, le même flot et flow charriant aussi bien la boue que la gloire, le même rapport étrange au père (ou à l’amour parental déchu), le même goût des freaks, de la défonce, de l’horizon, le même abandon général d’une génération par la société qui l’a démolie.
Mais, loin d’être un avatar beat arrivé trop tard, « Chelsea Girls » représente une sorte de total gant inversé du grand Jack : là où les Beat parcouraient le monde US à la recherche d’une expérience de soi et des limites, reprenant à leur compte les grandes explorations de la Frontière, Chelsea Girls est un voyage immobile dans New York, souvent dans des petites chambres, des intimités.
C’est que le temps a passé (Eileen Myles racontera d’ailleurs dans un chapitre nostalgique son expérience de Woodstock), et à Altamont, les hippies, ces fils putatifs des Beat, sont morts sous les coups des Hells Angel.
Bienvenue dans les Seventies, envers douloureux de défonce, de cachets et de misère. La machine est enrayée, Ziggy va devenir le Thin white duke et bientôt manger sa merde dans les bas fonds de Berlin.
- Panorama de la loose.
C’est ce grand limon furieux d’une jeunesse et d’une époque que charrie, dans sa noirceur mortuaire (la couverture est parfaite en cela, ressemblant à un avis de décès), ce « je, je, je, je », monomaniaque, vulgaire, intimine ou obscène : celui d’un grand corps malade qui se sent se désintégrer, et qui lutte.
Et c’est peu dire qu’on est immédiatement happé, en tant que lecteur, impressionné et vaguement écœuré à force par ce texte lancé à fond de train vers un flot et un flow que jamais rien ne viendra juguler, concentré d’alcool et de paroles sous speed, vomissement glougloutant sa loose et son idéal percutés par la drogue, déblaterant sur le quotidien, l’horizon de la gloire ou l’amour et le sexe.
Comme un fusil dont on viderait les cartouches, on y croisera sans véritable hiérarchie des lesbiennes butch, des copines catho, des couples, Robert Mapplethorpe ou John Giorno, des beuveries infinies et des tromperies douloureuses, des gloires éphémères et disgracieuses (le degout de la séquence de son premier lancement de livre), Allen Ginsberg en saint patron et des bouges SM, une mère froide et des vagins violentés.
En résulte une forme d’autopsie (de sa jeunesse, de son parcours, de ses amours) qui fascine, aussi bien par son point de vue (queer côté féminin) que par l’incroyable tension entre la Beauté et le quotidien, oscillant sans cesse entre des délires rimbaldiens de poétesse et description enfiévrée des règles, de cunnilingus ou de beurre frelaté et de hot dog pourris, de soirs à la Heineken aux plus grands délires du Chelsea Hotel auprès d’un poète obèse.
Rose, Nora, Babe, Gary, Mike,Bridget, Jane, Grace et Kate, Mary, Carla, Louise, Lucy, Tina, Chris. Le livre est une immense chorale où toutes et tous surgissent au détour d’un chapitre ou d’un paragraphe sans plus d’introduction, baisent, dopent, crisent, puis disparaissent, hantant le récit comme autant d’épines dans le cœur.
- L’or et la boue. Vers Eileen.
Et au milieu, Eileen rêve.
Pris dans l’étau entre la boue et l’or, dans ce charnier ininterrompu d’amours défuntes, propulsé à la compulsion et à la destruction, Eileen parle, raconte, relève, délire ou se blesse le coeur ou le corps, nous amenant dans son bizarre mélange de confession et de délire. Eileen grandit, et de bonds en écarts, de sa jeunesse pétrie d’amour bizarre et d’un père alcoolique aux chambres crasseuses à deux, trois, bites ou chattes, des suburbs white trash aux fumées de Manhattan, une femme apparait.
Etrange roman d’apprentissage que ce texte, flot parfois malpoli, compliqué à suivre, touffu ou m’enfoutiste, tour à tour fascinant, repoussant, révulsant (la séquence du viol), baignant d’une incroyable lumière torve et de regrets (quasiment pas un seul chapitre qui ne finisse pas par une disparition ou une compromission), Chelsea girls est avec bruit et fureur à l’image de son autrice : le portrait en kaléidoscope d’une femme qui devient elle-même, rassemblant les morceaux des tessons de son existence, bouteille en morceaux dans le caniveau brûlant de nos rêves.
« Je suis une personne qui compte, peut-être même une sainte, en tout cas un individu hors du commun. »
« Je suis vraiment immonde ».
Editions du Sous-sol, 288 pages, 23 euros. En librairie.
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