Bienvenue à la Maison.
C’est une arrière-cour anonyme, un petit bordel sans prétention de Berlin, où comme partout en Allemagne la prostitution est légale. Une maison assez bourgeoise pour qu’on y gère les clients sur un agenda avec prise de rendez-vous, et où une poignée de femmes, jeunes, moins jeunes, dominatrices et timides, grandes et petites, s’y retrouvent pour faire commerce de leur corps.
Derrière la porte et au fond du couloir, des chambres exotiques qui pourraient être vulgaires si elles n’étaient pas là, Mauve, Or, Blanc. Des draps tendus et des kits de serviettes à disposer sur le lit, après la douche règlementaire. Une zone spéciale dédiée aux jeux de domination. Des rideaux y séparent l’espace des filles et celui des hommes. Celui de l’intime et celui du spectacle.
C’est dans ce cocon privilégié (et le livre de raconter une autre expérience plus traumatisante avant l’arrivée là-bas) qu’Emma Becker, jeune trentenaire parisienne, décide d’aller interroger son désir, le Désir, âme et corps : qu’est-ce qui pousse de jeunes femmes à la prostitution ? Qu’est-ce que ça fait de pratiquer cela pendant 8 heures ? Comment s’épuise ou se maintient l’envie ?
Emma devient Justine, « pute », et, enfant du gonzo (le journalisme, pas le porno, quoique), passera deux ans au sein de ces murs. Pourquoi deux au lieu de l’année prévue et nécessaire à la rédaction de son livre ? Parce qu’elle s’y sentit bien, tout simplement.
Point de misérabilisme alors dans ce témoignage au long cours, malgré la peur d’écrire au début un n-ième livre sur la douleur de la prostitution.
Il y a des relents de l’Appollonide de Bertrand Bonello, ambiance feutrée, discussion douce et quotidienne et temporalité éthérée à la clef. C’est une anamnèse, s’ouvrant sur un couvre-lit que l’on déploie aujourd’hui, un enfant à ses pieds, dernier éclat de cette Maison aujourd’hui close pour de bon. Présence constante des odeurs, des relents, des huiles que l’on étale et des parfums qui flottent : dans La Maison, Emma se souvient de Justine.
La Maison me manque. La façon dont le soleil du matin tombait sur le vieux parquet, les filles s’ébrouant à l’ouverture ; peut-être que j’exagère la beauté des chairs, la chanson des rires, l’allégresse de la fin de journée, cette magie insaisissable lorsque je m’arrêtais à l’entrée du salon pour les regarder. Peut-être est-ce juste l’éloignement qui me rend sentimentale ; mais je me souviens de cette ivresse passagère, de cette jubilation à être ainsi entourée de femmes nues ou en porte-jarretelles, comme d’un paradis qui n’aurait pas nécessité que je meure.
- Douceur et fantômes
Ne pas se méprendre, pour celui qui serait venu là y trouver son semblant d’excitation pornographique et turgescent : si la Maison parle beaucoup de sexe, ce n’est pas un livre excitant. Qui le serait après avoir travaillé plus de 8 ou 10 heures ?
Difficile de dire ici ces chairs fatiguées et fortes, ces femmes « puissantes » et lasses. Ce jeu de dupe où se perd parfois son propre corps : « Tu as besoin de douceur, Hildie, comme toutes les autres » (p.86). Emma Becker d’ailleurs s’y aventure peu, évoquant de manière frileuse les séquelles d’un tel travail.
Dans ce petit théâtre intime sur fond de bande son rock, il y a Hildie, justement, la jeune qui perd peu à peu ses sensations, Victoria, la grande, qui rend fou les hommes alors qu’aucune fille ne comprend pourquoi. Il y a celles que l’on croise au détour d’un café, jouant à ne pas se reconnaitre avec pudeur, celles qui pleurent face à un client un peu trop entreprenant. Il y a les jours avec et les jours sans, où on feint d’être malade, il y a l’envie de disparaitre parfois et celles qui le font. Il y a le contact des autres filles, cette communauté de cœur.
Il y a aussi les clients, dans leurs douceurs comme leurs bassesses : ce français qui vient apprendre mécaniquement le cunnilingus, celui qui frappe alors qu’il ne devrait pas. Ceux aussi auxquels on s’attache, par tendresse ou parce que, oui, ils peuvent faire jouir.
Mais ils ne sont ici que des fantômes. La Maison est avant tout, et dans son meilleur, un livre de femmes : leurs désirs, leurs oublis, leurs compromis.
- Le physique et l’intime : les murs et les souvenirs.
Dans son meilleur, La maison détourne magnifiquement le spectre d’une littérature et d’une domination masculine en prenant le parti de raconter frontalement les élans comme les arrangements des femmes, le rapport à la satisfaction de l’homme, les fluides intimes, parfois crus ou violents, avec une langue alerte qui se retourne parfois contre le lecteur masculin quand elle interpelle un client tout un chapitre à la seconde personne du singulier.
Elle raconte aussi les limites et les mensonges de ce commerce, cette « vérité de la pute » qui réduit la femme à ses paramètres les plus basiques et intimes.
« J’ai toujours cru que j’écrivais sur les hommes. Avant de m’apercevoir que je n’écris que sur les femmes. Sur le fait d’en être une. Écrire sur les putes, qui sont payées pour être des femmes, qui sont vraiment des femmes, qui ne sont que ça ; écrire sur la nudité absolue de cette condition, c’est comme examiner mon sexe sous un microscope. Et j’en éprouve la même fascination qu’un laborantin regardant des cellules essentielles à toute forme de vie.»
- Microscope intellectuel et Romain Gary : (J)oui-oui au bordel
Ce regard de « laborantin » est d’ailleurs la force et la faiblesse du livre et les limites du projet pourtant charnel que de maintenir finalement une distance ambiguë, analytique, parfois froide et souvent intellectuelle avec son sujet.
Au fil des pages, en particulier au mitan du livre, il se dégage alors un hiatus étrange entre la crudité de la langue (bite, couille, queue) et l’analyse distanciée de chacun des flux de pensée qui constituent le cœur de la plupart des chapitres. La violence directe de la langue procédant comme le masque d’une auteure prise au piège d’écrire « trop » bien cet ouvrage beaucoup trop long.
Elle joue des mots, s’y protège : ainsi la difficile scène de violence avec le client, douloureusement étouffante, immédiatement contrebalancée par des réflexions sur les questions morales dans la manière dont un bordel doit servir de soupape à une société et à la violence masculine.
Pas étonnant alors que les parties les plus frontalement liée à la narratrice soient les plus faibles et agacantes, flirtant avec l’auto-fiction tendance moi-je (mais avec des amants littéraires, des livres de Foucault et des branlettes sur Aragon) ou la construction patiente d’un effet de manche littéraire : n’oubliez pas l’auteure au milieu de cette jungle.
Fuyant, analysant, soupesant, trainant en longueur dans un air perpétuellement compassé : en se regardant le nombril, elle s’y dévoile sans s’y dévoiler. Elle joue à.
- Souvenirs de la maison des corps
Quand le spectre s’élargit, quand elle quitte son propre chemin pour ne devenir que regard, embrassant (au propre comme au figuré) les filles, les micro-évènements qui font le quotidien d’une maison, le livre devient beau, parce que tendre.
Parfois émouvantes (la séquence superbe où une d’elle vit une aventure amoureuse dans un parc, à la nuit tombée, bouleversante de désir, de tension, et de mélancolie tue), parfois triste (cet homme amoureux d’une des filles, qui la suit chez elle et se brise de la voir au bras d’un autre homme) ou touchantes (l’irruption du familial quand une femme, épuisée d’une journée de travail, reçoit des MMS de ses enfants), ces bulles de souvenirs racontent en un ballet incertain la banalité de ces femmes, de leurs histoires.
En leur redonnant une place, ni miséreuse, ni condamnée, elles que l’on réduit souvent à leurs corps ou à leurs misères, Emma Becker touche au plus juste de ce que peut un témoignage. En leur déclarant son amour, elle les replace finalement dans la tristement banale communauté de Hommes. Un panorama de la tendresse.
- Vice et vertus
De ce luxe de bourgeoise aux relents de Maupassant, de cette « expérience » (rien que le mot est vulgaire, au fond), le lecteur ressort à la fois ému (les portraits, la sexualité des femmes) et troublé : vaguement « eu » par cette vision romantique et, il faut l’avouer, un peu égotique.
Du parfum de La Maison se dégage un étrange ouvrage, imparfait et lassant mais direct, effronté ou vulgaire, c’est selon, charnel et distant. Se cherchant sans cesse sans jamais vraiment y parvenir.
Des témoignages aux vies, la douleur et le chagrin y font souvent défaut, repoussés de cette bulle littéraire autarcique, et on se perd parfois dans la ouate de celle qui « choisit » d’être pute quand tant de femmes y souffrent, s’y perdent, n’ont pas le choix.
Tour à tour dur, tendre, agaçant, touchant, il se dégage de ce voyage en mémoire et en corps une drôle de poésie et d’élégance. Cette élégance est tout à la fois sa beauté et son échec.
Editions Flammarion, 384 pages, 21 euros. Déjà en librairie.
Addendum :
Le diable en bas résille se niche parfois dans les détails troubles d’internet.
Dans une interview pour Grazia (à retrouver ici), Emma Becker avoue :
S’agit-il d’un récit ou d’un roman ? C’est un roman, même si la part de réalité est forte. J’ai beaucoup « réimaginé » – évoqué des filles dans certaines scènes, alors qu’il s’agissait de moi. La bascule entre journalisme et roman s’est faite quand je suis arrivée à La Maison, car le premier bordel où j’avais travaillé était tellement horrible qu’il n’y avait pas moyen de m’y fondre. A La Maison, j’étais chez moi, j’étais un écrivain.
A nouveau, en quelques mots, toute l’ambiguïté et le limon un peu sale du projet : « j’étais un écrivain » au milieu des putains, la bascule entre différentes strates du réel, réinventés pour les besoins de la cause. Mais surtout, la trahison du pacte avec le lecteur : où est le vrai, quand sous un vernis de réalité les filles de la Maison ne sont que des pantins au projet littéraire et donc à l’égo de l’auteure ?
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