François David : « Tant pour les mots que pour les images, faire de l’art avec le livre nous semble une exigence à ne surtout jamais abandonner »

møtus est une maison d’édition singulière et donc précieuse, qui a notamment la particularité rare de publier de la poésie. A l’occasion des 30 ans de la maison d’édition, qui pouvait le mieux présenter Møtus et nous communiquer son amour du livre que son créateur François David ?

En quelques mots pourriez-vous me présenter les éditions Møtus ?

Les éditions møtus proposent des livres souvent remarqués plus souvent pour leur originalité, leur invention, leur humour et leur exigence.

Pourquoi ce nom, « møtus» ?

Nous avons choisi le nom de møtus–avec le o barré, comme le doigt sur la bouche-  afin d’indiquer notre prédilection pour la brièveté. Et notre goût du texte court. L’espérance qu’en disant moins, on suggère davantage. La densité des mots dans leur précarité. La résonance dans les espaces. La beauté du silence. Toute l’intensité d’un regard. Et l’émotion d’un secret partagé.

Il y a trois vers, magnifiques, d’Yves Bonnefoy à la toute fin de Dans le leurre du seuil :

« Les mots comme le ciel,

Infini

Mais tout entier soudain dans la flaque brève. »

C’est un rêve, un but bien sûr impossible atteindre. Mais nous essayons, avec nos moyens, et à notre manière, de tendre un petit peu vers cela.

Quelle est votre politique éditoriale ?

Les éditions møtus ont souhaité échapper autant que possible à la politique de collections, encore plus de séries. Elles n’ont développé ainsi que deux collections, Pommes Pirates Papillons, consacrée à la poésie, et la collection Mouchoirs de poche qui propose de jolis petits livres mettant l’accent sur l’auteur. Et ces deux collections demeurent ouvertes et très libres.

Sinon, nous nous reconnaissons dans le terme d’« inclassables » pour nos autres ouvrages. Comme chaque titre est particulier, il fait l’objet d’une approche nouvelle, si possible unique, témoignant de la liberté de création des éditions møtus.

Les poèmes-affiches et les livres-objets contribuent aussi à l’image de marque de møtus. Ils sont également une manière de faire découvrir la poésie sous une forme qui « émerveille » pour utiliser la belle formule d’Apollinaire.

C’est la manière dont nous percevons notre démarche. Mais parfois, il est plus facile de la découvrir avec un œil  extérieur. Voici par exemple comment le site Ricochet a décrit notre politique éditoriale :

« Chaque ouvrage des éditions Møtus est un projet à part entière, entre livre et objet, texte et image. Même si la production est très éclectique et libre, il n’en demeure pas moins que les albums de chez Møtus sont soignés et très bien travaillés. Comme si chaque titre était une nouvelle aventure, une nouvelle manière de redéfinir l’album pour la jeunesse. Sortant des sentiers battus, Møtus aime surprendre. Une liberté et une création que les auteurs et les illustrateurs partagent avec ce « petit-grand éditeur ». »

Møtus a trente ans, comment voyez-vous rétrospectivement son évolution depuis sa naissance ?

Pendant les quatre premières années, møtus se consacrait exclusivement à la poésie brève hors littérature jeunesse. Et puis, certains des poètes que nous publiions ont écrit aussi pour les jeunes lecteurs. Et peu à peu, comme nous fabriquions certains de nos livres, il ne nous a pas été possible de continuer à publier dans les deux domaines. Tout s’est développé ensuite, année après année, progressivement. En douceur. Sans presque s’en rendre compte. Et grâce au groupe patiemment investi qui travaille à møtus, tant pour le choix des livres que pour leur conception et leur mise en œuvre.

En revanche, depuis quelques années, le secteur jeunesse s’est transformé. Il y a beaucoup plus de livres, et la présence de plus en plus puissante et impliquée de grandes structures. Pour notre part, nous tentons de rester fidèles à nous-mêmes, de conserver la même ouverture et la même liberté.

Qu’est-ce qu’être un éditeur indépendant en 2018, quand on sait que 150 livres sont publiés quotidiennement en France ?

Il y a en effet tant et tant de livres. Avec cette question toujours : pourquoi en publier encore s’ils sont très proches de ceux qui existent déjà ? D’où notre tentative de continuer à proposer des livres singuliers, différents par leur format, leur apparence, leur texture, la modalité de leur découverte. Notre tout dernier livre, Le bout du bout  (livre qui s’étend peu à peu, et jusqu’à 1,10 m à mesure qu’on le découvre au recto comme au verso) en témoigne encore.

On peut voir une présentation de ce « sensationnel livre-objet » par Lucie Cauwe évoquant « une extraordinaire précision graphique jubilatoire» avec ce lien 

Que pensez-vous de la multiplication des événements autour du livre ? Y a-t-il un risque d’assister à leur banalisation – la rencontre de l’auteur perdant peu à peu son caractère « exceptionnel » – entre autres conséquences ?

La tendance, de plus en plus, est de parler d’un livre surtout lorsqu’il y a un « événement ». Toute la lumière, pour un temps limité, portée sur un « événement ». Alors que le travail littéraire ou artistique me paraît plus secret, plus patient, plus propre à s’inscrire dans le temps*, moins lié dans l’idéal à ces événements construits, proposés (ou imposés) de l’extérieur. Et qui même, se multipliant, perdent en effet leur côté exceptionnel. Avec aussi, très souvent, la multiplication des rencontres sans cesse répétées et rejouées autour des mêmes, ultra médiatisés, presque en circuit fermé.

Il me semble que l’on a pris l’habitude de confondre les qualités médiatiques d’un auteur et son œuvre. Emmanuel Bove, par exemple, était à mes yeux un écrivain des plus étonnants. Mais il n’avait guère de dons pour les entretiens filmés. On se demande comment il aurait fait aujourd’hui. Ou cela explique peut-être qu’il ne soit pas plus connu du grand public alors qu’il est, à mes yeux, un auteur majeur.

*Nous nous réjouissions vraiment que certains de nos ouvrages sortis il y a plusieurs années, trouvent presque autant leurs lecteurs aujourd’hui que lorsqu’ils sont parus.

Aujourd’hui, la production quasi industrielle de livres empêche les librairies de les présenter tous, et donc de les vendre. Les auteurs et illustrateurs se plaignent de vivre de moins en moins de leurs productions éditoriales. Y a-t-il selon vous une incompatibilité entre le désir de faire de l’art avec le livre et le désir de gagner de l’argent grâce à lui ?

Cela n’est pas effectivement facile de concilier les deux. Et en poésie, tout particulièrement, alors que c’est un genre littéraire si important. Il y a un fossé entre les droits d’auteur pour les romans (en tout cas, ceux qui atteignent leurs lecteurs) et les droits d’auteur en poésie. Difficile, là, d’imaginer « gagner de l’argent » en poésie. Sur ce point, les rencontres sont précieuses, et elles offrent aux auteurs des revenus en complément de ceux qu’ils reçoivent de l’écriture du livre dont ils peuvent rarement vivre exclusivement.

Mais faire de l’art avec le livre nous semble une exigence à ne surtout jamais abandonner, tant pour les mots en leur surprenante inventivité que pour les images dans des approches très diverses et passionnantes. Et c’est notre responsabilité vis-à-vis des enfants que de leur proposer cette si précieuse et si vivifiante ouverture.

Avez-vous de fidèles illustrateurs/auteurs, en particulier parmi les plus contemporains ? Lesquels et pourriez-vous me dire en quoi ils correspondent à l’esprit « møtus » ?

Oui, cela compte beaucoup pour nous. Et comme nous sommes touchés par la fidélité de ces créateurs envers møtus, nous tenons aussi à leur être fidèles.

Pour l’illustration, nous sommes heureux d’avoir pu contribuer à faire découvrir de jeunes artistes qui ont publié chez møtus leur premier livre… puis souvent d’autres, après, dans notre maison d’édition. C’est par exemple Aude Léonard qui, à 22 ans, a publié les étonnantes photographies du Soleil meurt dans un brin d’herbe et qui a été aussitôt remarquée, pour ce premier ouvrage, par la biennale Ilustrarte au Portugal. Elle a publié ensuite chez nous quatre autres livres, aussi bien en poésie (Une vache dans ma chambre ou Le Sous-marin de papier en 2017) qu’en album (Mon petit doigt m’a dit) ou le surprenant livre-objet Le jeu de la bonne aventure, sur les mots de David Dumortier. En jouant sur les proportions, en proposant des images à la fois si libres, si poétiques, proches du surréalisme, si drôles et touchantes aussi, elle se tient en fine correspondance avec les poèmes, évitant toujours d’être redondante. Elle propose une vraie création, fidèle à l’esprit des poèmes, mais existant aussi pour elle-même. Par cette liberté conjuguée à cette attention subtile portée aux mots,  elle correspond vraiment, selon nous, à l’esprit « møtus ».

Parmi d’autres créateurs qui ont publié chez Møtus leur premier livre, on peut citer Anastassia Elias (Prix Lire et Faire lire du Printemps des poètes pour son premier livre Grand-mère arrose la lune, et qui a publié depuis chez møtus Les rêves s’affolent et Achète Achète Achète) ;  Alessia Bravo qui a reçu le Prix Jérôme du meilleur premier album avec La baleine du bus 29 ; Ou Mickaël El Fathi (pour son premier livre, Mo-Mo, dont les paysages mêmes étaient constituées de mots, dans la veine chère aux éditions møtus, puis pour L’eau de Laya et, comme auteur, pour Quelques battements d’ailes). Ou, à la fin de l’année dernière, Bertrand Sallé pour L’aube appartient aux pies (nominé au Prix Sorcières 2018).

Mais nous sommes également honorés d’avoir travaillé ou de continuer à travailler avec de très grands illustrateurs (André François, créateur de génie, qui a vraiment marqué l’histoire de l’illustration, Henri Galeron, Stasys Eidrigevicius, Alain Gauthier, Zaü, Pierre Pratt… et Bobi-Bobi, magnifique créatrice à laquelle Culturopoing a consacré des chroniques).

Parmi les auteurs, outre Michel Besnier, dont chaque recueil poétique est si drôle et si inattendu par son écriture, nous sommes très heureux de publier Thierry Cazals, tant en poésie qu’en Mouchoir de poche, ou pour son livre atypique Demain les rêves où il ose parler de la crise, tellement présente, mais rarement évoquée ainsi dans les livres, avec le recul et l’espoir que permet la poésie. Pour les 30 ans de møtus, Thierry Cazals a choisi 30 mots et il parle de façon si belle non seulement de notre travail, mais du livre, des mots, des enfants, et de ce qui rend si précieux un ouvrage. Ou David Dumortier, qui a une écriture très personnelle et inspirée. Il est drôle, et il parle vraiment au jeune lecteur, avec des trouvailles savoureuses ou émouvantes.

On assiste depuis plusieurs années en Europe à une explosion de la créativité en illustration, celle-ci étant devenue un art à part entière, au même titre que la peinture ; pourtant l’édition jeunesse française semble rester scolaire ou très emprisonnée dans des modes. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Chez møtus, les illustrateurs ont souvent un parcours atypique. Et ils sortent vraiment des sentiers battus. J’ai découvert par hasard le singulier et magnifique travail de Daria Petrilli (l’illustratrice de Demain les rêves) sur une page internet où elle avait précisé qu’elle ne cherchait surtout pas de patron ni même d’éditeur. Quand nous avons demandé à Anastassia Elias comment la présenter, elle nous a confié qu’elle n’avait pas suivi d’école et n’avait pas fait d’exposition avant de publier chez nous son premier livre, qu’elle était totalement autodidacte. Et Aude Léonard avait quitté son école d’art lorsque nous l’avons rencontrée pour son premier ouvrage. Agnès Propeck réalise des photographies aussi mystérieuses que personnelles. Olivier Thiébaut a un travail inattendu sur les objets organisés, rassemblés et photographiés. Et Stasys Eidrigevicius, qui a réalisé les images du Garçon au cœur plein d’amour, est cet extraordinaire illustrateur lituanien qui campe principalement des visages au regard bouleversant, dans la lignée des affiches saisissantes et célèbres dans le monde entier qu’il a réalisées pour le théâtre. Hors mode. Et dans une saisissante créativité.

La poésie ayant la tenace réputation d’être difficile d’abordage pour les lecteurs, la faire illustrer en noir et blanc (collection Pommes Pirates Papillons) était audacieux. Comment expliquez-vous ce choix ?

La couverture est en couleur, mais l’intérieur effectivement en noir et blanc. C’est beau, le noir et blanc. Comme en photographie. D’une grande précision, d’une grande exigence, mais dans une densité qui nous semble en harmonie avec les poèmes. Moins d’effets immédiats peut-être qu’avec la couleur. Mais la possibilité de proposer des images très inattendues et personnelles. Et drôles. Quel plaisir, par exemple, de regarder les images d’Henri Galeron pour les six livres qu’il a réalisés pour cette collection. Et au début de l’année prochaine, il y aura un nouveau Galeron-Besnier particulièrement savoureux. Parfois, quand on demande, avant Montreuil, aux illustrateurs d’envoyer au moins un exemple d’image en noir et blanc, il arrive de recevoir une image qui visiblement a été d’abord réalisée en couleur, puis transformée sous Photoshop en noir et blanc. Mais le noir et blanc, c’est vraiment une approche particulière. Quand il est choisi et maîtrisé, cela procure une réelle joie de lecture dans l’alliance si fine, et riche de surprises, entre les poèmes et les images.

Vous êtes vous-même auteur et poète, vous avez publié chez Møtus mais aussi chez de nombreux éditeurs. Est-ce plus simple ou plus compliqué d’être à la fois auteur et éditeur ?

Cela permet d’en connaître les divers aspects, et d’être ainsi ouvert et confiant envers les maisons d’édition avec lesquelles je travaille, connaissant toute la difficulté de leur tâche. Toutes ont leur spécificité, et j’apprécie de bénéficier de leur regard et de leur approche différente. Faire un livre de création numérique, par exemple, chez Cotcotcot Editions, a été une passionnante expérience. Et j’ai aimé comme les responsables de cette maison d’édition ont passionnément organisé la création de Ma mamie en poévie (https://mamamieblog.wordpress.com/ ) sur le sujet pourtant difficile de la maladie d’Alzheimer. À leur demande, et dans une intense collaboration, j’ai essayé d’aborder ce sujet d’une autre manière. Et les retours, sur cet ouvrage différent de tous les autres, me touchent vraiment beaucoup.

Vivez-vous de votre métier d’éditeur ou est-ce une mission plutôt bénévole ? Quels sont les moyens de subsistance d’un éditeur indépendant ?

Je m’occupe bénévolement des éditions Møtus. Lorsqu’il y a une grand part accordée à la poésie dans les livres publiés, il me paraît vraiment difficile, -et aujourd’hui encore plus qu’hier- pour un éditeur indépendant, de pouvoir en vivre.

On imagine aisément que vous avez dû transmettre l’amour des livres à votre entourage proche. Vous soutient-il dans votre travail d’éditeur ?

Le regard, l’attention de mes proches comptent pour moi tant.

Mes enfants parfois ont pu trouver que leur père était (trop) souvent à travailler sur les livres. Mais mon fils aîné, depuis quelques années, écrit lui aussi. Il a publié plusieurs livres chez A dos d’âne où j’avais rédigé moi-même un petit ouvrage. Et il a écrit Lava aux Éditions du Tripode, livre  totalement atypique, dont on peut découvrir un extrait par la lecture que Denis Lavant en a donné à la Maison de la poésie de Paris :

En dehors de votre travail d’édition, vous reste-t-il du temps libre pour vous ? Lecture, concerts, expositions, cinéma ? Que lisez-vous ? Qu’écoutez-vous ? Qu’allez-vous voir ?

Le travail d’édition prend beaucoup de temps. Mais il est si important pour moi de découvrir ou redécouvrir des œuvres artistiques. J’aime particulièrement le cinéma coréen, les films de Kim Ki-duk et de Lee Chang-Dong (qui est aussi et même, chronologiquement, d’abord un écrivain de grand intérêt). Et j’ai tant aimé voir par hasard le film iranien de Mitra Farahani Fifi hurle de joie sur le  singulier et magnifique artiste Bahman Mohassess. En littérature aussi, j’apprécie beaucoup les auteurs coréens, Lee Seung-u pour Ici comme ailleurs et Han Kang pour son roman La végétarienne que j’aime aussi parce qu’il n’est pas un roman comme les autres et que j’ai préféré au plus récent Leçons de grec.

La découverte de Marion Fayolle a été aussi une vraie révélation, tant pour Les amours suspendus que pour La tendresse des pierres, sur la mort de son père, où le texte est aussi surprenant et fort que les images. Une très grande surprise un peu comme lorsque j’avais lu pour la première fois Jean-Pierre Martinet ou Charlotte Delbo. Et j’ai été aussi touché par le très beau texte de Claire Audhuy aux éditions la Feuille de thé J’aurais préféré que nous fassions obscurité ensemble. Pas seulement du fait du sujet lié aux attentats. Pour l’approche personnelle et la force déchirante de son écriture. Je relis aussi : Beckett, Sarraute, essentiels pour moi, et dont je redécouvre des aspects chaque fois en les revisitant. C’est comme Brassens, que je connais plus que par cœur, et dont je capte pourtant presque chaque fois une nuance encore jamais perçue en le réentendant. Mais j’aime aussi écouter L… et LP, Christine and the Queens, Camille, Maurane chantant les textes de Marie Nimier ou Ibrahim Maalouf retrouvé en concert l’an dernier. Et puis Arvo Pärt dans Für Alina : peu de notes, qui résonnent pourtant longuement, et profondément. Dans l’extrême densité !

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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