A moins que sortent quelques écrits posthumes par la suite, Fugue opus 36 sera donc le dernier récit d’Eric Rondepierre (Laura est nue, Facéties…) puisque l’auteur nous a malheureusement quittés à la fin de l’an passé. Son œuvre, intime et délicate, s’est souvent située au carrefour des arts, interrogeant l’image qu’elle soit littéraire, photographique ou cinématographique.
Le titre de cet ultime livre est énigmatique, jouant sur les deux sens du mot « fugue ». Dans un cas comme celui-là, il convient toujours de revenir à notre bon vieux dictionnaire et de se pencher sur les définitions qu’il nous propose.
Une fugue, c’est d’abord l’ « action, [le] fait de s’enfuir momentanément du lieu où l’on vit habituellement ». La fugue évoquée ici, c’est celle de dix-sept jeunes pensionnaires d’une maison de redressement qui s’échappent le 26 septembre 1936 de leur établissement.
Mais une fugue, au sens musical, c’est aussi : « une composition musicale écrite dans le style du contrepoint et dans laquelle un thème et ses imitations successives forment plusieurs parties. » Le récit est donc une sorte de fugue à trois voix qui permet à la narratrice, Évelyne Forest, d’évoquer trois figures liées à ce fait-divers : celle de Marcelle Géniat, comédienne qui dirigeait à l’époque cette école ménagère à Boulogne, celle d’André Breton, fomentant une action pour soutenir les révoltées et celle de Germaine, une des « filles perdues » ayant participé à l’escapade.
Sans que l’on puisse réellement parler de changement de points de vue comme dans Rashomon, cette « fugue » offre au lecteur des angles différents pour aborder le même événement. Et ce que fait résonner de manière très subtile Eric Rondepierre, c’est un jeu de rimes et d’échos qui ouvre des brèches au cœur de l’anecdote.
Écho politique puisque cette fugue se déroule dans la France du Front populaire et offre un miroir aux revendications sociales en cours. Le geste des jeunes filles permet de dessiner, en creux, le tableau de l’oppression subie par les plus pauvres, les déclassés, notamment chez les femmes. On y hume les classifications terribles de la psychiatrie et des sciences sociales marquées par le darwinisme et les questions de l’atavisme. Il s’agit de « redresser » celles qui sont « tombées » (prostituées, alcooliques, vagabondes, syphilitiques…) :
« Laissons-la dormir et considérons un instant le vaste matériel historique avec lequel Germaine se confond pour une bonne part. Serait-elle de ces créatures sinueuses qui sentent la misère et s’infiltrent dans les failles d’un mur de dureté et d’indifférence ? »
Il y a dans le destin de Germaine quelque chose qui la dépasse. Que Rondepierre ait choisi parmi les dix-sept fugueuses celle qui ne fut ni meneuse, ni portée par des idéaux de liberté est assez caractéristique de son désir de s’intéresser à une image, de dépasser le simple fait historique pour laisser s’engouffrer la fiction. Germaine devient non pas un symbole mais le révélateur (presque au sens photographique du terme) de son époque :
« Son mal vient de plus loin. De si loin. Elle en a reçu les stigmates dès la formation biologique, celle de son corps, avec la taille, le volume de la boîte crânienne, l’expression du visage… Et de son esprit, car elle sera toujours quoi qu’elle fasse : orgueilleuse, jalouse, pyromane, agitée, voleuse, fugueuse, vicieuse, cruelle… »
Du côté de l’ordre, de ceux qui veulent la redresser, il y a Marcelle Géniat. Paradoxe piquant, la comédienne joue au même moment dans une pièce américaine, Les Innocentes de Lillian Hellman, se déroulant dans un pensionnat de jeunes filles et évoquant un amour lesbien contrarié. Avec la médiatisation de l’affaire, celle qui se voyait en philanthrope (« Ses mains fines n’avaient jamais frappé personne, et sous son empire les jours passés à l’école ménagère n’avaient rien d’un enfer ») se trouve sous les feux des projecteurs et Rondepierre de tirer une fois de plus des fils entre ce que la fiction dit de la réalité et vice-versa : « Le vertige éblouissant de la médiasphère avait envoyé sa lumière des deux côtés : théâtre et maison de correction emportés ensemble dans une sorte de tourbillon miroitant et pervers. La pièce décrivait un faux mouvement, les journaux des commentaires fallacieux, dans les deux cas, l’état des choses était bien ce qu’il avait toujours été ; mais il avait fallu le développement du mensonge, théâtral et médiatique, pour le révéler. Il avait fallu cet événement pour que Marcelle prenne conscience des enjeux d’un système auquel elle ne pourrait rien changer. »
La volonté d’agir sur la représentation pour révéler quelque chose de la réalité est ce qui va pousser André Breton et ses amis surréalistes à entrer en scène également. Replaçant avec beaucoup de justesse le mouvement littéraire au cœur de cette époque (en 1936, c’est la rupture des uns avec le parti communiste alors que la scission entre certains membres historiques est déjà consommée, avec Aragon en particulier). Breton traverse une période difficile et ce fait-divers est aussi une manière pour lui et les siens (Prévert est déjà intervenu de manière sarcastique dans la presse) de réaffirmer des principes de liberté sur lesquels s’est épanoui le surréalisme :
« Au-delà du verbiage compassionnel et de la colère, de l’attentisme et de la répression, il fallait soutenir la révolte, il fallait nier les limites du monde réel, et que vive la liberté sous toutes ses formes, dussent-elles en passer par une représentation : c’est le grand message du surréalisme. »
L’action menée rappelle d’ailleurs un épisode de Facéties, le précédent ouvrage de Rondepierre, comme si l’intervention du réel dans une œuvre de fiction permettait de bousculer et de faire évoluer cette réalité.
Ce jeu musical de rimes, de contrepoints entre le réel et sa représentation ouvre des gouffres à chaque page et si le récit est court (une petite centaine de pages), il est d’une densité rare et nous étreint par la profonde mélancolie qui s’en dégage, peut-être parce que cette image de Germaine et de ces jeunes filles est destinée à s’estomper et à se volatiliser dans l’oubli. Une dernière fois, Eric Rondepierre aura œuvré pour retenir ce souvenir fugace et volatil comme toute vie humaine :
« Il me semblait à cet instant précis, que je te retrouverais plus tard, n’importe où, quelque part. Et c’était vrai. »
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Fugue opus 36 (2024) d’Eric Rondepierre
Marest éditeur, 2024
979-10-96535-70-5
95 pages – 14€
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