Le 7 août dernier disparaissait William Friedkin, figure à fois essentielle du cinéma américain mais difficilement rattachable aux réalisateurs de sa génération (celle qu’on a regroupé sous l’étiquette «Nouvel Hollywood ») puisqu’il s’est toujours « refusé à rendre hommage à ses films fétiches, qu’il n’a jamais pratiqué la citation ou l’emprunt direct » et qu’il n’était « ni un enfant de la télévision, ni un dévoreur de pellicule comme Martin Scorsese, mais avant tout une mauvaise graine extirpée de la rue ».
Entre les grands succès qui firent sa renommée (French Connection, L’Exorciste…) et ses « fours » réhabilités depuis (Sorcerer), Friedkin navigua au cœur de l’industrie en imposant des films très personnels, sombres et violents (Cruising, Police fédérale Los Angeles) ou en se contentant de films plus alimentaires et opportunistes (La Nurse, L’Enfer du devoir…).
Le court et percutant essai de Jean Thooris vient à point nommé pour rendre hommage au cinéaste et explorer cet univers tourmenté. Qu’on ne s’attende pas à lire ici une monographie détaillée de Friedkin, l’auteur n’endossant jamais le rôle de thuriféraire enamouré. Au contraire, Thooris n’hésite pas à expédier les quatre premières réalisations du metteur en scène le temps d’une lapidaire note de bas de page où s’il souligne, par exemple, l’originalité du propos des Garçons de la bande, c’est pour déplorer également, à juste titre, « un style visuel assez plat ». Tout au long de son essai, l’auteur aura à cœur de garder un sens de la mesure, louant la grandeur des titres les plus indiscutables de Friedkin sans jamais succomber à la tentation de la réhabilitation à tout crin, pointant par exemple le peu de talent du cinéaste pour la comédie (The Brink’s Job, Le Coup du siècle…) ou la dimension purement commerciale de certains titres. Par ailleurs, sans en faire les chefs-d’œuvre du siècle, il redonne néanmoins leur chance à certains titres mal-aimés et parvient à montrer leur caractère personnel, qu’il s’agisse du sulfureux thriller Jade ou de Blue Ships qui témoigne à sa manière de la passion de Friedkin pour le basket-ball.
Mais là où Les Démons de William Friedkin s’avère une grande réussite, c’est dans la méthode employée pour aborder l’œuvre. S’appuyant sur la thématique du « démon », du Mal qui contamine et se répand, Jean Thooris décortique l’œuvre du metteur en scène en courts chapitres percutants. Prenant à chaque fois comme point de départ un passage du film, une citation ou un extrait des dialogues, l’auteur s’appuie sur une idée forte et développe une argumentation précise et rigoureuse en tirant sur les fils qu’il a mis en valeur. Si chaque chapitre correspond au départ à un film, c’est moins l’ordre chronologique qui intéresse Thooris que de faire des recoupements qu’il dévoile au fur et à mesure de l’élaboration sa tapisserie. Tandis qu’un chapitre lui permet d’avancer des hypothèses quant au bord « politique » de William Friedkin qui « a toujours été politiquement difficile à situer : punk (Cruising), anticapitaliste (Sorcerer, Le Coup du siècle), pacifiste (Traqué), ambivalent (Le Sang du châtiment, d’abord opposé à la peine de mort, puis favorable lors d’un second montage, à nouveau contre au fil des années) mais jamais foncièrement ou implicitement de droite (nous le pensons trop nihiliste pour s’en remettre à un quelconque parti politique). » ; un autre lui offre l’occasion de définir son rapport au démon :
« William Friedkin croit-il personnellement en la possibilité d’une possession démoniaque ? Ses propos ainsi que se démarche cinématographique restent équivoques, mais nous pouvons déceler chez lui un auteur partagé entre rationalisme scientifique, réalisme historique et une fascination pour l’éventualité d’un code inconnu qui lui permettrait de disserter sur l’existence ou l’absence d’un Dieu. Une attitude d’agnosticisme vigilant. »
Petit à petit se dessine le portrait d’un cinéaste profondément nihiliste, ne croyant à aucune forme de rédemption mais fasciné par les diverses manifestations du Mal. Manifestation que l’essayiste retrouve, à juste titre, dans les productions moins « nobles » de Friedkin, que ce soit certains téléfilms ou son clip pour Laura Branigan Self Control. Qu’il s’agisse de la petite Regan possédée par le démon dans L’Exorciste ou des personnages ambigus qui peuplent ses films (jusqu’à l’excellent Killing Joe), l’auteur montre un cinéaste fasciné par la mort et l’idée d’emprise, d’états changeants, d’un Mal qui finit par corrompre même ceux qui se trouvent du « bon » côté de la Loi (Popeye dans French Connection, Al Pacino dans Cruising, les flics ambivalents de Police Fédérale Los Angeles…).
La démonstration est toujours limpide car l’auteur prend toujours soin de s’appuyer sur des exemples concrets, de rappeler rapidement des éléments du scénario qui permettent au lecteur qui n’aurait pas vu tous les films du cinéaste de s’y retrouver.
Ceux qui me lisent depuis longtemps savent que je ne suis pas un inconditionnel de Friedkin. Cet essai à la fois très personnel et dense me donne envie de lui redonner une chance et de redécouvrir son œuvre fiévreuse.
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