S’il fallait partir d’un personnage symbolique pour définir la teneur du cinéma de Paul Schrader, nous reviendrions volontiers à Travis Bickle, anti-héros de Taxi Driver qu’il écrivit pour Martin Scorsese. Car comme Jérôme d’Estais le souligne au début de son essai :

Les films de Schrader épousent les déambulations hypnotiques, somnambuliques et serpentueuses de ce pionnier fragile et exilé, qui se prend soudain pour l’Élu. Une fausse route, ou une route parallèle, toujours la même et pourtant chaque fois imperceptiblement différente. Un trajet pavé d’avanies et de motifs, qui comme chez Ozu, sont rejoués à l’infini. Une trajectoire inconnue et mystérieuse, faite d’oppositions et de tensions, de torsions, d’attentes et de rebroussements avant le passage à l’acte. Un chemin de croix dans les champs ravagés du Monde et les bas-fonds de l’Amérique, sinueux, raide et sec, au bout duquel l’antihéros, désormais incarcéré et réduit à l’essentiel, parvient, au prix fort, in extremis, à se libérer en arrachant le mal qui le tourmentait.

Le cas Schrader est assez étonnant. Longtemps reconnu pour son travail de scénariste (avec Scorsese puisqu’il participa de manière plus ou moins soutenue à Raging BullLa Dernière Tentation du Christ ou encore A tombeau ouvert mais aussi De Palma – Obsession– , Pollack – Yakuza– ou encore Peter Weir – Mosquito Coast-), ses propres films ont été assez négligés et de nombreux titres ne sont même pas sortis dans les salles françaises (j’ignorais totalement, par exemple, qu’il avait signé une préquelle de L’Exorciste intitulée Dominion en 2005 ). Jusqu’à First Reformed qui bénéficia d’un accueil critique élogieux et qui permit de faire la lumière sur son travail de metteur en scène, il faut bien avouer que son œuvre se résumait à quelques titres plus ou moins appréciés : American Gigolo (peut-être le plus célèbre), son remake de La Féline de Tourneur, Blue Collar, son portrait stylisé de Mishima, le torturé Hardcore (film que je détestais mais que j’ai envie de revoir, ne serait-ce que pour me détacher de la lecture « premier degré » que j’en avais faite) et le beau Affliction.

Le plus grand mérite de l’essai de Jérôme d’Estais est de nous faire découvrir une œuvre beaucoup plus foisonnante (23 films au compteur à ce jour) et surtout d’une rare cohérence. Plutôt que d’opter pour une approche monographique et chronologique, l’auteur choisit un angle d’attaque thématique, passant au peigne fin toutes les obsessions et motifs du cinéaste en s’appuyant sur la métaphore de la chambre. Dans la mesure où les personnages de Schrader sont souvent confinés dans des espaces clos (l’habitacle d’un taxi, la cellule du pasteur de First Reformed, la chambre où travaille Mishima…), d’Estais part de ce motif de la « chambre noire » comme théâtre intime où se déploient les enjeux de l’œuvre. C’est, par exemple, dans un premier temps, une analyse poussée de ces différents lieux où se cloîtrent les personnages et les accessoires récurrents qu’utilise le cinéaste (la chambre, le lit, le miroir…). Dès cette première « chambre », l’essayiste tisse des liens intéressants entre les films et la vie de Schrader, évoquant dans un deuxième temps des « personnages-miroirs dont il partage les obsessions et les descentes aux enfers ». Il s’agit alors de définir à quoi ressemble le antihéros schraderien à travers sa fonction (chauffeur de taxi, gigolo, « master gardener », « Card Counter »…), les rituels auxquels il s’adonne et son parcours chaotique (retrouver sa fille dans l’enfer de l’univers du cinéma porno dans Hardcore, par exemple).

L’analyse est extrêmement minutieuse, parfois un peu pointue dans la mesure où Jérôme d’Estais cède de temps en temps à son péché mignon, celui de l’allusion à des moments très précis de certaines œuvres, ce qui peut rendre la lecture assez compliquée pour ceux qui ne connaissent pas ou peu les films. Fort heureusement, le livre est agrémenté d’une filmographie détaillée (avec un court résumé toujours très utile) et de renvois aux œuvres bienvenus.

En ancrant sa réflexion dans de menus détails (par exemple, le motif de la main qui lui permet de jeter des ponts évidents entre le cinéma de Schrader et celui de son maître absolu Robert Bresson), d’Estais nous propose un panorama extrêmement stimulant d’une œuvre où se mêlent les thèmes du péché, de la culpabilité, de la rédemption (ou du moins d’une tentative de se libérer de ses démons), du suicide, du sexe… Des thèmes qui finissent par dessiner également les contours d’un « pays dévasté », marqué par de nombreux soubresauts et traumatismes qui refont surface dans le cinéma de Schrader (la guerre du Vietnam, le terrorisme dans Patty Hearst, les prisonniers d’Abou Ghraib dans The Card Counter…).

A travers ce parcours en neuf chambres comme autant de cercles dantesques, Jérôme d’Estais détaille avec une grande intelligence et de nombreuses intuitions stimulantes la quête de Schrader à travers les parcours de ses personnages torturés. Un chemin qui passe par de nombreuses embûches mais qui leur permettent d’accéder à une forme de libération.

Une fois ses démons vaincus, Adam peut, pour sa part, rentrer dans son ultime demeure : « on m’a renvoyé à la maison. J’habite dans une vallée calme. Il n’y a plus le feu, le désert. »

 

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A propos de Vincent ROUSSEL

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