Avec Le Grand écrivain, cette névrose nationale, Johan Faerber signe un essai énergique et brillant, où il étudie les liens ambigus entre l’écrivain et la Nation. Le fantasme de l’écrivain tutélaire y est examiné sous l’angle de la nostalgie du récit national et d’une conception conservatrice, voire nationaliste, des Belles Lettres. Faerber brosse la figure disparue du Grand écrivain, héritée du XIXe siècle, et derrière laquelle notre contemporain court inlassablement.
Intimement lié à la vie démocratique de la Nation, le Grand écrivain est un chantre littéraire, le héraut du peuple, sa conscience politique. Mais Faerber prévient : de Voltaire à Jean-Paul Sartre, en passant par Victor Hugo, le Grand écrivain est bel et bien mort et enterré. Veiller à son chevet pour le ranimer relève d’un déni de réalité et d’un refus de prêter attention à la singularité de l’écriture au présent. D’où il ressort que le Grand écrivain est un symptôme : c’est-à-dire une formation réactionnelle et réactionnaire, dont il convient d’examiner la signification politique. Ainsi, la peur d’affronter « la mort de l’auteur » – selon l’expression de Roland Barthes – révèle un refus statutaire de se heurter aux impensés de l’universalisme de la Troisième République.
N’hésitant pas à ébranler les colosses, Le Grand écrivain, cette névrose nationale s’attache d’abord à démystifier une hagiographie littéraire nourrie et entretenue par des institutions universitaires prestigieuses et des critiques littéraires dépassés par leur temps. Si Faerber ausculte les mécaniques du discours décliniste d’Antoine Compagnon, Professeur au Collège de France, ou de Patrick Dandrey, Professeur à la Sorbonne, c’est pour mieux sonder les implications politiques d’une déploration qui infiltre le discours social et modèle la réception. Ainsi, des articles et tribunes des journalistes, éditorialistes et idéologues, parus au lendemain des attentats terroristes qui ont secoué la France, sont passés au peigne fin. Vigoureusement, Faerber dénonce la haine de l’autre maquillée en universalisme républicain, chez Jean Birnbaum ou Daniel Rondeau par exemple. Si ces événements traumatiques nécessitaient légitimement d’être élaborés à l’aune d’une réflexion politique, fallait-il pour autant raviver la flamme du sursaut de la Nation derrière la figure du Grand écrivain et de l’Illustration de la langue française ? Dès lors, Faerber pose un continuum très net et sans concession entre les thèses discutables des idéologues proches du Printemps républicain et les discours identitaires, celui de Richard Millet, par exemple, qui ne cachent pas leur xénophobie et confondent systématiquement islam et islamisme terroriste. C’est donc bien qu’il existe, derrière ce mythe du grand récit français, des relents de nationalisme, sinon de racisme.
Aussi, pour dresser des lignes claires, Le Grand écrivain, cette névrose nationale confronte deux perspectives inconciliables dans lesquelles s’inscrivent les récits contemporains. D’une part, se dégagent les minores, auteurs de la modernité, résolument tournés vers l’altérité, qui écrivent avec la conscience de la disparition du Grand écrivain, et dont le style est souvent majoré par la modestie de la petite forme. Pour ne que citer que quelques œuvres, ce sont celles de Pascal Quignard, Pierre Michon, Camille de Toledo, Nathalie Quintane, Tanguy Viel, ou Clément Beaulant. D’autre part, perdure une écriture narcissique, soucieuse de paraître sur la scène médiatique, et qui court après le mythe du Grand écrivain en plagiant sa posture. Ce sont les auteurs-stars dans lesquels la France, qui ne se remet pas de la mort de Jean d’Ormesson, se cherche une figure providentielle. Comme tels, un Michel Houellebecq dépressif, un Emmanuel Carrère sacrificiel, ou encore un Sylvain Tesson christique. Cette exaltation du moi trouve son point d’orgue dans le show vulgaire de la bourgeoisie, sous les traits d’une Virginie Despentes, en tribuniste exaltée ; ou si l’on veut, de Leïla Slimani et Marie Darrieussecq, en diaristes de confinement sur commande. En contrepoint à cette hypermédiatisation de l’auteur et à son écriture égocentrique, Faerber souligne l’importance d’œuvres qui permettent de résister à la neurasthénie ambiante, celles de Célia Houdart, Laurent Mauvignier et Stéphane Bouquet. Christophe Honoré, tout particulièrement, ne fige pas l’héritage littéraire et artistique dans le formol mais s’interroge sur la manière d’écrire après la perte des auteurs qui ont forgé notre culture.
Si le Grand écrivain, cette névrose nationale est un essai convaincant, c’est d’être richement étayé et résolument ancré dans le contemporain. Fort d’analyses précises et armé d’un ton vigoureux, l’auteur observe avec humour et sérieux l’écriture au présent. Non seulement l’exercice critique s’en trouve agréable à lire, mais encore l’approche du narratif sociétal en est rendue intéressante. La démonstration et le ton se veulent par endroit excessifs et drôles afin de mieux porter la charge et de retenir l’attention du lecteur. Faerber joue de la monstration du discours, abuse de la majuscule et de l’italique pour arracher son lecteur à l’assoupissement et au doux leurre de la fiction du Grand écrivain. Manière de considérer avec détachement les soubresauts pathétiques de notre époque, hantée par la quête de l’écrivain hexagonal et de l’homme politique providentiel. Plus que d’actualité.
Johan Faerber, Le Grand écrivain, cette névrose nationale, éditions Pauvert, 2021, 20 €.
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