L’Empire des sens de Nagisa Oshima est le grand classique sulfureux du cinéma japonais, connu pour transgresser le tabou moral ultime au sein de la société nippone soit filmer des scènes de sexe explicites exposant crûment les organes génitaux. Ce parfum de scandale en fait parfois oublier le véritable fait divers à la source du film, la folle passion érotique et amoureuse d’Abe Sada et de son amant Kichi qui succombera au terme d’étreintes et de jeux sexuels frénétiques. Abe Sada lui tranchera alors le sexe avant d’errer plusieurs jours durant à Tokyo puis d’être arrêtée et jugée.
L’ouvrage de Stéphane du Mesnildot se place aux deux opposés du spectre de la transgression que constitue cette histoire. Celui de l’acte fondateur d’Abe Sada puis celui de sa transposition cinématographique par Nagisa Oshima, chacun des deux signifiant une défiance spontanée et/ou calculée aux maux de la société japonaise d’alors. En remontant à la source, l’auteur nous livre une captivante biographie d’Abe Sada allant bien au-delà du portrait grossier de nymphomane meurtrière auxquels se résument parfois quelques raccourcis hasardeux. C’est une véritable victime des codes patriarcaux de la société japonaise dont tout espoir d’une vie normale sera arrachée le jour où elle subira un viol à l’âge de quatorze ans. L’agresseur, un jeune étudiant, s’en sort sans encombre quand sa victime voit s’éloigner la possibilité d’un mariage (une enquête de la famille d’un possible conjoint révélant assez vite la « souillure » de la promise) et constate sa place d’inférieure dont le traumatisme signifie un opprobre indélébile la plaçant à la marge.
Dès lors elle endosse ce destin de marginale d’abord par la délinquance puis en basculant dans la prostitution où elle monnaiera cette place de jouet des hommes à laquelle on l’a désignée. Stéphane du Mesnildot nous dépeint alors avec moult détails les arcanes de ce monde sous-terrain des plaisirs, le prestige des maisons et des statuts de geisha ou de prostituée ordinaire. On explore les problématiques politiques, sociales et même topographiques où les mues du Japon, de l’occidentalisation de l’ère Meiji à l’hédonisme de l’ère Taisho en passant par le tremblement de terre du Kanto en 1923, tout contribue à forger un système où la femme subit et se plie au désir masculin. Certains éléments sont assez glaçants d’un point de vue social comme le fait qu’il soit tout naturel pour des parents démunis de vendre leur fille comme geisha, ou encore le mode fonctionnement reposant sur l’endettement des prostituées (qui paient et donc empruntent en amont pour intégrer une maison, et doivent payer à nouveau pour la quitter) qui les empêchent de sortir de cette spirale avilissante.
Ayant ainsi décrypté le monde dans lequel évolue Abe Sada, Stéphane du Mesnildot montre comment l’amour fou pour Kichi et son issue va l’en sortir. La passion amoureuse va faire imploser les différences sociales puis de genre pour les laisser s’abandonner à leur seul désir. Les comptes-rendus de procès puis le livre autobiographique d’Abe Sada après sa libération sont (entre autres) des documents précieux pour l’auteur qui partant de la description crue de ces ébats fiévreux montre ce qui se joue de plus vaste dans cette corrida de l’amour. Faisant écho aux choix de mise en scène d’Oshima dans son film, l’auteur part dans de belles envolées où il illustre de manière poétique la notion d’annulation, d’inversion de la force dominatrice dans le rapport charnel où Abe Sada ne subit plus mais devient maitresse du jeu. Kichi lui donne ce pouvoir par amour et renie ainsi l’idéologie phallocrate de ce Japon nationaliste, fanatique et assoiffé de conquêtes. Le cheminement de l’analyse est souvent passionnant, par exemple quand l’auteur décrit littéralement cette inversion des genres lorsque Kichi mort et émasculé devient femme avec cette béance entre les jambes tandis que ses attributs sont désormais en possession de son aimée bien vivante.
Le contexte de production du film de Nagisa Oshima est relativement plus connu pour les amateurs de cinéma japonais et de scandales cannois (où le film fut présenté en 1976). Mais l’intérêt est de révéler en creux les intentions du réalisateur et la manière dont les provocations de ses films précédents (Contes cruels de la jeunesse (1960), La Pendaison (1968), Journal d’un voleur de Shinjuku (1969), La Cérémonie (1971) ont menée à celle, ultime, de L’Empire des sens. Abe Sada prenait sa revanche sur un monde machiste et belliqueux courant à sa perte, Oshima en fait de même face à la société consumériste déshumanisée du Japon des années 70. Tout dans la description des coulisses de tournage confère à ressentir des partis pris formels cherchant à reconstituer l’écrin charnel hors du temps et l’espace d’Abe Sada et Kichi. La clandestinité de la production oblige ainsi à une austérité nécessaire, devant et derrière la caméra puisque les équipes techniques après avoir effectuées les réglages s’éclipsaient pour laisser Oshima seul spectateur des scènes de sexe explicites. Cette épure amène à se différencier d’autres tentatives qu’évoque Stéphane du Mesnildot dont La Véritable histoire d’Abe Sada de Noboru Tanaka (1975) autre très beau film sur le sujet qui exploite contrairement à Oshima l’arrière-plan socio-politique de l’histoire.
Abe Sada va susciter un mythe fantasmatique s’inscrivant au cœur des avant-gardes littéraires japonaises ou d’exploitation plus crapoteuses, que l’intéressée reprenant une fois de plus sa liberté se chargera de contredire dans une biographie écrite qui la sortira à ses dépens de l’anonymat. Abe Sada délestée de ses chaînes grâce à l’amour d’un homme devient ainsi une figure d’émancipation féministe à laquelle Nagisa Oshima rend hommage en tentant de réitérer de façon cette fois consciente l’ampleur de son audace. C’est un ouvrage envoutant et érudit de bout en bout qui va bien au-delà du making-of écrit de L’Empire des sens par la richesse de sa documentation, de ses intervenants (témoignages de plusieurs témoins et intervenants de l’époque dans la sortie du film) et de ses références culturelles qui enrichissent le propos sans perdre le néophyte. Aucun doute qu’après lecture on reverra d’un œil neuf L’Empire des sens.
Publié aux éditions Le Lézard Noir
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