Moins de dix ans après le dépôt des armes par Euskadi Ta Askatasuna, plus communément appelé ETA, les plaies des années sanglantes restent vives au Pays basque. D’une organisation représentant la lutte contre le pouvoir franquiste, l’ETA avait progressivement sombré, avec le retour de la démocratie, dans une dérive criminelle multipliant les attentats aveugles. Cette lutte fratricide au sein du Pays basque a profondément meurtri les consciences et l’histoire de ce territoire. A cet égard, la parution du livre de Fernando Aramburu, Patria, intervient à point nommé pour déchiffrer l’expérience humaine de cette tragédie. Véritable phénomène littéraire en Espagne, le roman convoque ainsi la mémoire historique pour extirper les traumatismes et les subjectivités des individus dans une guerre qui ne disait pas son nom.
Le récit suit l’histoire de deux familles au sein d’un village près de San Sébastian. Leur amitié va se trouver brisée sur l’autel de la lutte d’ETA. Txato dirige une entreprise et doit s’acquitter de l’impôt révolutionnaire. Basque d’origine, il participe pleinement à la vie sociale du village. Au fil du temps, les sommes réclamées par l’organisation augmentent. Txato décide de ne pas se soumettre à cette obligation officieuse. Cette décision est un affront, la suspicion se répand : les graffitis d’insultes et de menaces fleurissent, les coups bas se multiplient, les liens sociaux se disloquent. Malgré la peur de son fils, Txato ne cède pas et envoie sa fille faire des études à Saragosse pensant la protéger de l’opprobre. Pourtant, l’amitié de la famille du Txato avec celle de Joxian et Miren est très ancienne. Leurs enfants ont grandi ensemble et de nombreux souvenirs communs demeurent. Néanmoins, le fils, Joxe Mari, embrasse la cause autonomiste dès l’adolescence. Dans un climat de ferveur nationaliste où les militants tombés sont célébrés en martyrs par la communauté villageoise, Joxe Mari se radicalise et s’imagine en héros. Le fil tenu le liant à la réalité cède, sous la pression de la communauté, et il plonge dans la clandestinité…
Malgré un style déroutant, avec de multiples effets d’écriture parfois maladroits, le roman, par la force de ses personnages, est passionnant. Fernando Aramburu a multiplié les perspectives en écrivant un roman polyphonique découpé en petits chapitres. Pour écrire cet ouvrage, il a également cassé les codes classiques de la temporalité ; pour expliquer le présent, son récit revient sans cesse dans des épisodes passés relatant, par le biais de ses personnages, l’ordinaire du quotidien de ces cinquante dernières années. Il décrit ainsi l’embrigadement des jeunes, les silences coupables des villageois mais également la solitude de l’exil pour les prisonniers et les doutes sur la finitude de leur combat. Ses personnages, fort attachants, sont marqués par le poids des évènements sur leur histoire personnelle. La pluralité des points de vue crée un kaléidoscope rappelant sans cesse au lecteur la force sous-jacente de l’Histoire dans la construction des personnages, autrement dit la force du passé dans le présent.
Si le roman possède une puissance romanesque certaine, le roman de Fernand Aramburu ne peut pas, cependant, être le grand récit de la réconciliation d’un peuple. En effet, le parti pris, légitime, de l’auteur ne fait guère de doute. Au cours du récit, il donne la parole à un écrivain dans une sorte d’autoportrait : « J’ai dénoncé le crime perpétré au nom d’une politique, au nom d’une patrie où une poignée de gens armés, avec le soutien honteux d’un secteur de la société, choisissent qui appartient à cette patrie […] J’ai voulu répondre à des questions concrètes. Comment vit-on intimement le malheur d’avoir perdu un père, un époux, un frère, lors d’un attentat ? Comment la veuve, l’orphelin, le mutilé affrontent-ils la vie, après un crime de l’ETA ? » Les personnages sont à l’image de cet extrait : médiocres et mauvais dans la famille des « autonomistes » ; bienveillants et touchants chez leurs victimes. En dessinant les traits grossiers d’une réalité, l’auteur choisit le camp de la morale à celui de la complexité permise par la littérature (et dont s’empare, par exemple, l’écrivain Javier Cercas dans ses romans). Néanmoins, cet aspect ne doit pas faire oublier le formidable tourbillon de passions humaines parcourant le livre et tenant en haleine le lecteur jusqu’à la dernière page.
Patria
Fernando Aramburu
Éditions Actes Sud
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