D’une certaine façon, il semble toujours y avoir quelque chose de dérisoire à vouloir rendre compte d’un livre de Frédéric Berthet. Avancer des hypothèses, décrire des sensations, vouloir dégager les « intentions » de l’auteur ou les caractéristiques de son style, c’est d’emblée prendre le risque d’alourdir des textes qui se suffisent à eux-mêmes, de laisser des traces de gras sur un cristal d’une parfaite pureté, de lester de plomb des phrases qui filent, aussi légères qu’une brise de mai ou qu’un vol d’oiseau. Prenons par exemple la nouvelle qui ouvre ce recueil, Un père. Le narrateur, une nuit de beuverie, croit reconnaître son père à l’arrière d’un taxi. A travers ce récit aux confins de l’onirisme (ou du délire l’éthylique), le lecteur peut deviner de nombreuses notations sur le rapport au père, sur la difficulté pour un fils de trouver sa place sur la scène du monde… Mais l’auteur n’insiste pas et préfère à l’analyse psychologique une pure approche sensorielle, le détail fugace, le sentiment éphémère… Pour paraphraser une de ses (belles) expressions, Felicidad apparaît une fois de plus comme des « bouffées de mémoire », un ensemble de nouvelles élégantes et délicates où l’auteur se dévoile autant qu’il se cache.
Certaines nouvelles apparaissent comme un codicille à Paris-Berry (L’Écrivain, Pas là) puisque Berthet couche sur papier, avec beaucoup de grâce, un ensemble d’impressions fugitives, de petites réflexions dont la légèreté ne masque qu’imparfaitement la profondeur et la mélancolie. A travers ces petits instants, l’auteur s’interroge sur sa propre inspiration, son écriture, désireux qu’il est de puiser dans le quotidien pour nourrir un prochain roman à venir (et qui ne viendra jamais). Et ce faisceau de petites notations triviales parvient à donner un aspect romanesque à la banalité du quotidien. A cela il faut ajouter une bonne dose d’humour et d’autodérision quant à son personnage d’écrivain en panne d’inspiration. Citons, à titre d’exemple, cette divagation drôlatique :
« Il lui vient de nombreuses idées, par exemple, en matière de politique culturelle. Il devrait former avec d’autres écrivains des Brigades d’intervention culturelle : les B.I.C. liraient à haute voix plusieurs passages d’Homère dans le métro aux heures de pointe, accrochées d’une main aux poignées. Ou bien, des petites choses d’Ovide ou de Sénèque, assises à la droite des chauffeurs de taxi, pendant la durée du trajet. Une association serait créée, ses statuts seraient déposés à la préfecture. Le ministre de la Culture serait obligé de la subventionner. »
Lorsqu’il n’utilise pas la première personne du singulier (Felicidad), Berthet fait appel à son alter-ego romanesque Victor Trimbert, notamment dans la nouvelle Un point de vue divin où l’auteur vit une courte aventure avec un jeune lectrice. Dans ce face à face charriant un feuilleté d’émotions diverses (le désir, la culpabilité, une certaine nostalgie…), Berthet livre une sorte de quintessence de son art, entre le sentiment mélancolique du temps qui passe et ces petites épiphanies éphémères qui font le sel de la vie. Rarement on aura aussi bien saisi la beauté fugace et fuyante des jeunes filles :
« Elle rit. Ce rire, pensa-t-il, ce rire, ce rire de toutes les années disparues, aussi, de tous les livres écrits, de toutes celles qui avaient son âge quand j’avais moi aussi le sien, ce rire des années où je me disais qu’un jour je me ferais écrivain. »
Felicidad, l’héroïne éponyme d’une des nouvelles, fait également partie de ces jeunes filles aussi évanescentes qu’une sensation, aussi mystérieuses qu’un sentiment amoureux et aussi volatiles que les moments privilégiés de l’existence :
« D’une certaine façon, il existe des êtres qui ne se développent pas ; il n’est pas de leur nature, ni de leur volonté, de le faire. De sorte que parler trop longuement d’eux reviendrait à leur faire la même injure probable que la vie, lorsqu’elle dure inutilement. Ils occupent donc l’espace d’un court récit. Après quoi, nous n’avons plus nous-même, à notre tour, qu’à plier bagage. »
Dans cette nouvelle, le narrateur rencontre une jeune femme à la « beauté insurpassable » et vivra avec elle une histoire d’amour en pointillé. Ce qui intéresse Frédéric Berthet, ce sont les « trous » de cette histoire : non pas un récit bien charpenté avec un début, un milieu, une fin mais une succession de temps forts, d’instants où les sentiments brûlent plus vite et plus fort. Felicidad, c’est l’image même de l’amour et du temps qui filent à toute allure. Un vrai courant d’air qu’il est impossible à l’auteur de saisir, d’arrêter. Toutes les nouvelles de Berthet sont hantées par cette fuite du temps, par cet échec à le saisir et à en rendre la complexité. Dans chacune, l’auteur tente de transfigurer son quotidien en œuvre mais dresse dans le même mouvement un constat de son échec. Et ce sont ces flux contradictoires qui donnent cette couleur si particulière aux œuvres de Frédéric Berthet, entre le rire désenchanté et une profonde mélancolie.
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Felicidad (1993) de Frédéric Berthet
Éditions La Table ronde (2023), collection : La Petite Vermillon (n°377)
ISBN : 979-10-371-1191-3
166 pages – 7,50€
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Lowell Latourelle
Merci pour cet article sur le recueil de nouvelles de Frédéric Berthet, « Felicidad ». Vous soulignez avec justesse la manière dont l’auteur parvient à capter les émotions fugaces et les instants éphémères, tout en abordant des thèmes profonds et mélancoliques. Les textes de Berthet semblent en effet être un équilibre délicat entre légèreté et gravité, humour et nostalgie.
Il est intéressant de voir comment Berthet explore la fuite du temps, l’insaisissable nature de l’amour et la beauté éphémère des jeunes filles dans ses nouvelles. Les personnages et les situations qu’il décrit sont évocateurs et touchants, et on ressent à travers votre article l’élégance et la délicatesse de son écriture.
Ces « bouffées de mémoire » et ces instants privilégiés, bien que fugaces, sont autant de témoignages de la richesse de la vie et de l’expérience humaine. Ils nous rappellent que parfois, il faut simplement apprécier la beauté des moments éphémères et accepter l’impermanence des choses.