« Si l’existence pouvait se comparer à une montre, le désir de pouvoir en serait le ressort caché, et le comique son grand horloger. » Si Frédéric Berthet évoque à travers ces mots le roman d’Eduardo Mendoza La Ville des prodiges, ils pourraient fort bien tracer une esquisse de ce que fut son art et sa sensibilité. Chez l’auteur cohabitent en effet une forme de suprême détachement, de désinvolture amusée et une conscience aiguë du tragique de l’existence, du caractère éphémère et dérisoire de chaque chose. Or ce qui frappe dans ce recueil d’articles regroupés sous le titre L’Impassible, c’est que Berthet parvient à rester, dans le cadre de cette figure imposée qu’est la chronique littéraire, ce qu’il a toujours été : un écrivain. Chaque article semble dessiner une forme d’autoportrait et offrir un écrin à ses obsessions : la fuite du temps, la mélancolie, une nostalgie immédiate pour des instants suspendus et immédiatement perdus…
Chez Berthet se mêlent de manière inextricable une forme de dandysme ironique et de profond désabusement. On retrouve dans ses chroniques un humour irrésistible qui le rapproche parfois de Vialatte :
« Bien que germaine, l’une de mes cousines est anglaise. Mais ce n’est pas, of course, la seule raison pour laquelle les Britanniques me plaisent depuis longtemps. Ils ont inventé, outre ma cousine, ce qui est déjà considérable, beaucoup de choses indispensables à notre vie quotidienne : la mini-jupe, la pêche à la truite à la mouche artificielle, le tennis, le croquet, les Beatles, les aventures de Sherlock Holmes, des proverbes comme never complain, never explain (ne vous expliquez ni ne vous plaignez jamais), la B.B.C qui est rarement en grève, lady Dudley chez Balzac, le veau bouilli à la confiture de menthe, et la conduite à gauche le samedi soir. »
Parallèlement, la définition qu’il donne de « l’impassible » éclaire sous un autre angle le visage de l’écrivain, laissant deviner une part d’ombre qui se dissimule sous l’étincelant éclat de son style :
« L’impassible a le même âge, une fois pour toutes : celui où il est revenu de tout. Il ne croit pas à l’événement et émet un certain nombre de doutes sur la réalité du monde extérieur. Pour lui, la terre n’est plus qu’un satellite en orbite autour de sa mémoire. »
Les chroniques littéraires que Frédéric Berthet écrivit pour Le Quotidien de Paris lui permettent également d’afficher ses affinités électives, de déterminer les contours d’une « famille » d’écrivains qu’il admire et dont il se sent proche. On trouvera en premier lieu Salinger (« Il y a deux choses à dire sur Salinger. La première, c’est qu’on ne devrait même pas adresser la parole aux gens qui n’ont pas lu tous ses livres. Dans les dîners, on refuserait de leur passer le sel. ») mais aussi Philip Roth, Raymond Carver, Loorie Moore du côté des Américains… Côté européen, Thomas Bernhard et Kafka font figure de modèles incontournables et l’on note également chez Berthet une certaine affection pour les « hussards » (Blondin, Laurent…) et la vigueur de leur style. A propos de Laurent, Berthet écrit d’ailleurs :
« Ce que Laurent et quelques autres ont voulu faire, c’était une défense de la littérature. L’histoire a voulu qu’à la littérature engagée a succédé le nouveau roman. À ce qui se voulait le fond a succédé ce qui s’affirmait la forme. À quelques années près, c’était, recto verso, la même feuille : se trouver sur la tranche n’était pas un cadeau, mais pouvait rendre cinglant. »
C’est peut-être sur cette « tranche » que se situe Frédéric Berthet : ni écrivain engagé (plutôt dégagé, comme aurait dit Desproges) mais pouvant néanmoins porter un regard impitoyable sur le monde (à ce titre, les chroniques qu’il écrivit pour L’Idiot international s’avèrent plus fielleuses), ni formaliste vain en dépit d’un style ciselé et d’une précision étincelante. C’est cet équilibre qui fait la beauté et la force de ce recueil auquel on ne fera qu’un seul reproche : on aurait aimé qu’il soit plus volumineux !
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L’Impassible (1988-1999) de Frédéric Berthet
Éditions La Table ronde, 2025
Tirage limité à 2500 exemplaires
979-1-03-71115-44-7
109 pages – 22€
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