« -Tu devrais pourtant savoir, Charles, que dans les romans, l’important, ce sont les personnages secondaires.
-Mais ma vie n’est pas un roman. Je veux une histoire simple. J’en ai assez des fresques en profondeur. Je n’aime pas les romans. »
Ces mots, mis dans la bouche du jeune héros d’Education française, la nouvelle qui ouvre le recueil Simple journée d’été, traduisent à merveille ce vers quoi tend l’art de Frédéric Berthet : quelque chose de l’ordre de l’esquisse et de l’esquive, du fragment contre le récit au long cours, de la sensation contre la psychologie, de la petite toile pointilliste contre la fresque monumentale.
Alors même qu’il opte pour une forme courte, ses nouvelles refusent les structures bouclées et privilégient les points de suspension, les béances au cœur du récit et tentent de fixer dans le marbre des moments inoubliables, des couleurs et odeurs venues de l’enfance. Education française, la plus longue, est une suite de saynètes comme autant de petits moments forts (et pourtant insignifiants) vécus par un jeune homme, Charles, qu’on imagine être une sorte d’alter-ego de l’auteur. Dans cette succession de rencontres, de petits gestes esquissés (tenter d’embrasser une jeune fille grippée pour attraper ses microbes et éviter une soirée très ennuyeuse) se dessinent les contours d’un univers singulier. Frédéric Berthet aime les jeunes gens aux conversations frisant parfois l’absurde, la langueur des longues journées d’été, la beauté des jeunes filles (qu’il s’agisse de les contempler dans leur sommeil ou de fixer son attention sur une cheville bronzée) et l’ivresse d’une jeunesse filant à toute allure…
Le risque de ce genre de littérature, c’est de tomber dans l’anecdotique à la Philippe Delerm. Or c’est par le style que Frédéric Berthet évite cet écueil et parvient à transformer ces petits riens en quelque chose de drôle et poignant. Ses « nouvelles » ne sont parfois même plus des récits au sens traditionnel du terme mais deviennent des traités (Traité d’illégitime défense) portant un regard à la fois ironique et désabusé sur l’existence (« Comprenez que les raisons pour lesquelles vous tombez amoureux sont exactement les mêmes que celles qui feront, un peu plus tard, que vous ne le serez plus. Simplement, leur valeur se sera inversée. ») ou encore des recueils d’aphorismes cinglants (Le Cahier noir de Samuel) : « Il n’y a pas de sentiments plus envahissants que ceux que nous n’éprouvons pas vraiment ».
Derrière tous ces textes se niche une profonde douleur existentielle, le sentiment cruel que l’enfance est désormais à jamais perdue : « c’est qu’en vertu de cela l’enfance prend certainement une grande importance, mas pas seulement comme attendrissement : comme désarroi également. Il n’y a pas de quoi s’extasier sur des pâtés de sable. En tant que telle, cette enfance reste tragiquement insuffisante – ne serait-ce qu’à cause de sa faiblesse, de son ignorance, elle n’a fait que mener jusqu’ici, à ce mur des lamentations dont elle est également la première pierre. ». Mais cette angoisse sourde n’est jamais complaisamment exposée : Berthet préférant une certaine légèreté et la beauté de ces moments suspendus, lorsque tout semble encore possible, à la déprime. Fixant son attention sur les détails les plus infimes et les plus incongrus (une jeune fille faisant des appels de phares en plein jour pour faire fuir une poule du milieu de la route), c’est par intermittence qu’il laisse filtrer le désarroi, le mélancolique sentiment du temps qui fuit et une profonde angoisse existentielle face à une existence à laquelle il se sent radicalement étranger : « Devenez une espèce à vous tout seul, évolutif et scissionnaire ».
Cette manière d’être au monde, à la fois détachée et profondément mélancolique fait toute la saveur de ce recueil où la détresse se dissimule sous le masque de l’ironie (l’évocation de soirées mondaines à éviter). Si Berthet ne semble vouloir conserver que des moments exquis, des souvenirs indélébiles et des sensations aussi puissantes qu’éphémères, c’est pour éviter de se laisser engloutir par un sentiment d’absurde qui gouverne toute existence humaine : « Ce que tu vois dans l’immeuble d’en face a toujours l’air enviable, mais quand tu t’y trouves, tu as envie de sauter par la fenêtre. ». L’absurdité de ce monde, elle va alors se nicher dans les répliques entre les personnages, dans leur manière à la fois primesautière et décalée de se mouvoir dans l’existence. Elle est retournée sur elle-même par l’humour et le style.
Car Simple journée d’été est aussi un véritable « traité de style », une réflexion sur le pouvoir du langage et ses écueils, son mensonge permanent. Il y a du Rohmer chez Berthet (qui affectionne de la même manière les jeunes filles en fleurs, les « collectionneuses » et les bavardages dans des villas en été) mais un Rohmer qui aurait oublié son classicisme et son goût pour les récits bien charpentés. Chez l’écrivain, le langage déraille ou ne parvient pas à donner sa pleine mesure à l’instant ni à le retenir dans son incandescence : « ce n’est pas avec la sexualité mais avec le langage que la malédiction est entrée dans le monde. Vous voyez, j’ai l’impression d’avoir voulu former des phrases parfaites uniquement dans l’intention de coincer les mots et de me débarrasser du langage. De le retourner contre lui-même. D’en être propriétaire. Mes aphorismes étaient des rafles. Chaque expression, une arrestation. »
Mais le langage ne se tient pas en laisse, il se dérobe en permanence et tout le livre semble pris entre le désir de fixer à jamais certaines impressions (une lumière, une couleur, une odeur) et cette certitude que tout cela est fugace et voué au néant. Reste alors le style et l’humour, puisque les deux se confondent chez Berthet, et une petite musique qui n’a pas fini de nous entêter…
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Simple journée d’été (1986) de Frédéric Berthet
La Table ronde, 2019
212 pages – 8€ 10
Parution le 13 juin 2019
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