Lorsqu’il publie Tueurs de flics en 1979, Frédéric H. Fajardie apparaît d’emblée comme l’une des grandes plumes de la deuxième génération de ce mouvement informel que l’on a dénommé « néo-polar », mêlant aux intrigues rugueuses du roman noir d’antan un fort ancrage dans la réalité socio-politique française. Après quelques fleurons subversifs irrigués par la rage et la révolte (La Nuit des chats bottés), Fajardie retrouve dans Le Souffle court son commissaire principal Padovani, flic désabusé et profondément épris de justice, que l’on avait déjà croisé dans Tueurs de flics et La Théorie du 1%. Ce dernier a beau appartenir à la maison Poulaga, il n’en garde pas moins une conscience et un sens aigu des inégalités sociales. Ainsi, lorsqu’il apprend qu’une huile a été abattue, il a cette réaction :
« -Merde ! dis-je, d’un air faux puisque, et ne serait-ce que pour honorer tout à la fois les quotas et la morale, il me semble logique que, parfois, les grands de ce monde gadoueux se fassent dessouder aussi sûrement qu’un Arabe de Bondy ou un petit Juif de la rue des Rosiers. »
Cette fois, Padovani enquête sur une bande de Yougoslaves commettant d’atroces crimes, torturant des victimes choisies et les énucléant au moyen d’un croc de boucher.
Le Souffle court est un roman court et implacable, sec comme un coup de trique. Fajardie ne donne pas dans la fioriture : écriture ciselée, chapitres brefs, rythme soutenu… Le lecteur est embarqué dans une intrigue violente et séduit par un style hérité du behaviorisme cher à Hammett ou Manchette pour rester en France. Il ne s’agit pas de se perdre dans les méandres de la psychologie mais de se concentrer sur des comportements humains, sur des gestes précis (mener un assaut et tenir une position selon une stratégie précise) et saisir quelque chose de la nature humaine. C’est peu dire, d’ailleurs, que la vision du monde de Fajardie est noire et désabusée. Adoptant le point de vue de Padovani qui se prend régulièrement en plein visage la violence du monde (certains passages sont assez éprouvants), l’auteur se laisse aller à quelques réflexions bien senties sur les rapports sociaux, les inégalités et la misère. Après nous avoir mené à une scène de crime particulièrement atroce mais périphérique à l’histoire principale (un cadre supérieur au chômage qui s’est suicidé après avoir tué toute sa famille), manière de donner un peu plus d’épaisseur à la description du quotidien de ses flics ; Fajardie souligne : « Rien de nouveau, en somme : des gens morts, un appartement fantôme, une ville à la dérive, un pays qui se noie, un monde qui bascule…et des flics qui essaient de ne rien voir, histoire de pouvoir continuer ce job insensé qui, heureusement, a au moins le mérite de laisser peu de temps à la réflexion. »
Le Souffle court est animé par une lucidité profondément pessimiste. Si Fajardie est un révolté, c’est en raison d’un sens profond de la justice au-delà des divergences idéologiques et qui exclut l’idée même de vengeance (le finale, à ce titre, est assez étonnant).
Par ailleurs, le roman est ancré dans un contexte historique et social précis. Publié une première fois en 1982 mais terminé en août 1980, le livre est contemporain de la mort de Tito, d’ailleurs évoquée à la fin du roman.
En décrivant les exactions d’un groupe d’Oustachis, Fajardie va au-delà du folklorique personnage du « méchant » (comme pourraient l’être, par exemple, d’anciens nazis). Enfant de l’immédiat après-guerre, l’écrivain reste hanté par les pages sombres de l’Histoire, les guerres et les génocides. En ce sens, les rebelles croates d’extrême-droite de l’Oustacha sont un parfait symbole de cette Europe déchirée par les nationalismes, les conflits ethniques et religieux et qui ne parvient toujours pas à guérir de ses cicatrices profondes.
En exagérant même un peu car nous restons dans le cadre d’un roman noir âpre, on pourrait dire que Le Souffle court est un livre visionnaire. Fajardie sent parfaitement que la mort de Tito risque de mettre à mal l’illusoire unité de l’ex-Yougoslavie. A travers ces personnages, il annonce les conflits entre divers nationalismes et l’insurmontable frontière entre les croates, catholiques et « occidentaux », et les serbes, orthodoxes et slaves. Si ce groupuscule fasciste d’Oustachis n’est sans doute pas représentatif, il témoigne une fois de plus des blessures de l’Histoire et annonce des conflits insolubles à venir.
Mais même sans être un spécialiste de géopolitique et de l’histoire de la Yougoslavie (le livre parvient néanmoins à être très clair et pédagogue sur la question), Le Souffle court reste un roman noir captivant que l’on dévore d’un seul trait.
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Le Souffle court (1982) de Frédéric H. Fajardie
La Table ronde, collection « La Petite Vermillon », mai 2018
ISBN : 978-27-1038798-5
165 pages – 7,30€
En librairie depuis mai 2018
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