Mars 1936, alors qu’il est de plus en plus menacé par le régime stalinien, Nikolaï Boukharine est envoyé à Paris pour négocier l’achat des manuscrits de Marx et Engels aux mains des socialistes allemands réfugiés à Amsterdam. Sur place, l’intellectuel léniniste doit donner une conférence, rencontrer Malraux et son ami Nizan. Il attend également que sa très jeune épouse, Anna Larina, le rejoigne pour prendre une grande décision : retourner en URSS au risque d’être victime des purges du « Grand Equarisseur » ou prendre le chemin de l’exil…
Avec cet élégant roman, sensible et mélancolique, l’ambition de Gérard Guégan est d’insuffler une dimension humaine à la grande Histoire, à ces événements qui se résument désormais à quelques lignes dans les livres ou les encyclopédies. S’il s’agit de dresser le portrait d’un « bolchevik amoureux », c’est moins la dimension « politique » (pourtant omniprésente) que la dimension sentimentale qui semble intéresser l’écrivain. Il faut entendre le mot « sentimental » dans un sens large, à savoir ce qui « repose sur des mobiles affectifs » : l’amour pour Anna, évidemment, mais aussi l’attachement de Nikolaï à ses idéaux de jeunesse, à la Révolution… Dès les premières pages, Guégan cherche à cerner son personnage, à faire affleurer ses dilemmes et ses contradictions :
« Que cherches-tu ?
Que veux-tu ?
Et qui es-tu ?
Un résigné ? Un lâche ? Ou un bolchevik respectueux des décisions du Parti ? »
Par un jeu subtil de petites touches, l’auteur nous offre un beau portrait d’homme attaché à certaines valeurs, à certains idéaux mais qui se cogne désormais à une réalité qui ne lui offre qu’une seule alternative : « ruse et feinte ». Qu’il rencontre des mencheviks pour discuter des manuscrits de Marx ou qu’il échange quelques mots avec Aragon, Boukharine est tenu de dissimuler, de masquer ses émotions, de n’émettre aucun avis qui pourrait être compromettant… Guégan traduit parfaitement ce climat de suspicion, ce sentiment d’être toujours sur écoute et observé, même dans une capitale lointaine comme Paris. Mais c’est surtout sur les tiraillements intérieurs de son personnage que l’auteur met l’accent. Lors d’une discussion avec Nizan, Nikolaï évoque Dostoïevski et Les Possédés. Il en arrive à une conclusion qui pourrait, me semble-t-il, résumer la teneur du livre : « Traduction pour ce qui me concerne : j’aime l’idée de révolution, mais je ne suis pas certain d’y trouver ma place lorsqu’elle aura triomphé. » Dans le même ordre d’idée, Boukharine lit les quelques pages que Nerval a consacré à la prédiction de Claude Cazotte dans Les Illuminés. L’auteur du Diable amoureux aurait prédit à une assemblée d’admirateurs éperdus des Lumières (dont Condorcet et Chamfort) qu’ils assisteraient bien à la Révolution attendue mais que tous ou presque y laisseraient également leur peau. Là encore, il s’agit pour Guégan de souligner le contraste entre des idéaux élevés et le dur retour à la réalité. Difficile d’ailleurs de ne pas y voir une sorte d’autoportrait (à peine) dissimulé puisque Guégan, à l’origine des deux plus belles aventures éditoriales de la seconde moitié du 20ème siècle (la création des éditions Champ Libre et la résurrection du mythique Sagittaire), a le profil de ces « révolutionnaires sans révolution » qui n’ont en rien abdiqué quant à leurs idéaux mais qui n’en demeurent pas moins victimes de la gueule de bois des lendemains qui déchantent.
Cette dimension personnelle qui se greffe sur le personnage « historique » de Boukharine est assez passionnante, notamment lorsque Guégan se laisse aller à ses véritables inclinations : l’amour et l’Art. Les plus beaux moments du livre sont sans doute ceux où apparaissent Nizan (qui sera lui aussi une victime de l’apparatchik Aragon), notamment le temps d’une rencontre dans une maison de campagne en banlieue parisienne où viennent s’inviter Renoir et l’équipe qui s’apprête à tourner Une partie de campagne. Avant cela, l’auteur aura signé une sorte de profession de foi à travers ce dialogue :
« -Je connais bien Renoir. Il est sur le point d’adhérer au Parti.
-Dissuade-l’en. Un artiste ne saurait être un militant. Un artiste doit créer sans se soucier d’avoir tort ou raison. »
Pour Guégan, l’heure n’est plus à se battre pour avoir raison mais à créer et à laisser vagabonder son regard désabusé sur un monde au bord du gouffre…
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Nikolaï, le bolchevik amoureux (2019) de Gérard Guégan
Vagabonde, 2019
170 pages – 13,50 €
En librairie le 7 mars 2019
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