Grégory Le Floch – « Gloria, Gloria »

« Ton grand-père est un ange ». La petite-fille, à présent adulte, ne comprend pas. Son grand-père, italien et gérontophile (aucune relation entre les deux), cet individu qui courrait les personnes mourantes pour leur faire l’amour ? Cet homme que la vindicte populaire obligea à se réfugier dans une caverne pendant des mois, oublié de tous, pour expier, sur l’île d’Elbe ? Ce pervers ayant couché ses fantasmes sur papier, et dont elle hérite aujourd’hui ?

Elle ne saisit pas. Alors elle s’embarque pour l’île d’Elbe. Pour voir. Pour tâcher de lire ce repoussant journal intime sur les lieux, près de la caverne. Et essayer de comprendre l’indicible : pourquoi, dans la grotte, n’a-t-il pas écrit une ligne ? Comment expliquer cette béance ?

Ainsi débute « Gloria, Gloria », troisième roman de Grégory Le Floch (chez les toujours impeccables éditions Christian Bourgois), sur cette paradoxale île gorgée de lumière et de personnes âgées que la narratrice observe matin et soir se baigner dans la mer, mais où le rythme sensuel du temps paraît préparer la pourriture, comme ces fruits qui ne cessent de tomber, dévorés par les sangliers, ces pots de miel qui s’amassent parce que les abeilles, folles de soleil, ne semblent jamais vouloir s’arrêter.

  • Eloge des sens et des échos

On retrouve bien sûr avec délice les mécanismes qui font toute la truculence de l’écriture de Gregory Le Floch, ce plaisir vagabond qu’a l’auteur de célébrer la fiction : dans son versant le plus évident, d’abord, où le carnet intime devient moteur de voyage ( telle « la chose » lançant le précédent), mais aussi dans son style et sa narration, tout en phrases ourlées, en dérive et sinusoïdes, une pensée caracolant vers l’autre, oscillant entre sensibilité et érudition, où l’on verra passer les fantômes des inuits, des peuples primitifs, de Saint-Antoine ou Siméon, de Fellini même, contant l’inquiétude d’un homme face aux odeurs des vieux. Mais ils se teintent d’une mélancolie nourrie qui ici bourgeonne et s’épanouit de manière totalement nouvelle.

Et si dans « De parcourir » les rouages finissaient par s’épuiser un peu à ne fonctionner que par marabout-d’ficelle, ils se métamorphosent dans ce récit en se développant bien plus comme une chambre d’échos, à la façon de ceux qui doivent régner dans cette caverne originelle, ouvrant, telle une béance (la métaphore utérine est immense, et se réinventera encore d’une façon étonnante dans la vannerie) les failles dans l’histoire.

À la vieille dame de la plage les embruns de l’antique Carmela (dont le nom par résonance lointaine renvoie forcément aux Carmélites, tant la question du mystique et de la foi sont au cœur du roman), à Maria-Rosa la logeuse se baignant dans le couchant cette même baigneuse du matin, aux entrées de la grotte, les lèvres de la vulve de celle-ci, aux vers planaires et guano, les senteurs et goûts piquants d’un corps sénile, aux épanchements liquides d’une chair, ceux des gouttes et rivières de la cavité terrestre, au tombeau des uns, les paniers des autres, etc.

« Lécher les veines gonflées et tortueuses de ses jambes et remonter du plat de la langue jusqu’à son sexe au goût de pierre », « Le corps de Carmela répandait au ras du sol une sérénité étrange comme une eau clapotante de fontaine ». Brefs paragraphes d’amours, de sexe et de pénétration. Odeurs des crépuscules, effluves des os qui se brisent sous la carcasse (que l’on se blesse ou que l’on songe à mourir et aux meilleures manières de le faire), peau qui elle-même semble diminuer pour ne coller qu’au squelette.

Tout concourt ainsi à une expérience sensorielle étrange, en perpétuelle redéfinition, rangée tout d’abord sous la figure tutélaire de ce grand-père, tour à tour manipulateur, esthète, aimant, dégoutant ou émouvant, sensuel ou pervers, tout à la fois et rien en même temps, mais qui, lui-même, viendra a disparaitre au mitan du récit dans un chapitre mystique. Un cœur laissera alors place à de multiples autres, comme autant d’éclats : Marie-Rosa, ses lectures, sa mort future, Marcello, le centenaire homme que son grand-père aima tels un Siméon nouveau, Paolo, le boulanger, la baigneuse du matin, les morts inuits, les oubliés des Aïbus.

  • Au plus haut des vieux.

Il y a quelque chose de radicalement désarmant à lire, mot à mot, un tel voile de douceur se déposer sur ce qui en général entraîne au mieux le misérabilisme, au pire un dégout instinctif. Tout est si beau, dans ce roman, même le laid. Le Gloria du titre n’est pas innocent : il y a de la liturgie, de dévotion quasiment mystique, dans l’adoration faite aux corps vieux.

En admirant droit dans les yeux un soleil qui s’éteint ou flamboie, ce n’est pas l’aveuglement du désir que Grégory le Floch décrit (ce qui, auquel cas, aurait pu faire de ce livre une provocation qu’il n’est, et c’est sa beauté, à aucun moment), mais au contraire l’extase incommensurable de la vie qui est encore là.

L’expérience du roman et de la grotte, à la manière de celle de Platon, devient celle d’un décillement : celle de nos propres rapports aux corps vieillissants, pourritures, et au fond la peur profonde de la finitude. Cela pourrait être repoussant (et ça l’est, parfois, la faute à nos regards, qui sont en creux accusés, car il est si simple d’abandonner les vieux et se détourner), mais c’est viscéralement émouvant.

Mieux : en tricotant, feuille à feuille (à la manière de ce très beau panier en vannerie dans lequel on enferme les vieux) grâce au regard de la petite-fille des résonances entre les corps et les paysages alentour, Gloria, Gloria touche à une forme à la fois naturaliste et métaphysique d’expérience du monde, où se déploie à nouveau les dualités : à l’aube, le crépuscule, à la grotte puante, la montagne magique des ermites et des saints, au continent, l’île.

  • Être au monde et en jouir.

Une expérience du monde, et ce que l’on en fait : c’est bien cela qui environne ce récit aqueux. Et il se loge, au détour d’une page, un bouleversant Credo.
L’amante meurt, et le grand-père ne réussit plus à coucher sur le papier. Il n’y a plus de mots : et s’il parvient un instant à retrouver sa vivacité avec Marcello, sa fuite dans l’antre de la caverne réduit ses phrases. Il biffe, simplement, d’un trait rageur, ce qui ne peut plus se dire. Son désir éteint, son deuil apparait.

C’est la petite-fille qui, s’exilant elle aussi, finit par découvrir l’écriture, qui contamine son histoire, celle des autres autour ou loin (les recherches de Maria-Rosa, le frère de celle-ci). L’histoire continue, et l’acte d’écrire devient celui de reconquérir les choses, de se réapproprier le monde sous son vernis. En mettant par écrit, elle saisit : ce papi pervers était en fait le plus grand amoureux, un Catcher in the rye des vieux de la planète, gardien de leur dernier souffle, partenaire de leur ultime solitude, et l’amour qu’ils faisaient ensemble l’ultime offrande de célébration d’une vie. Et à travers lui, le roman tout entier brûle de cette joie.

Repoussant, émouvant, âpre, tannique, il faudrait, une fois n’est pas coutume et parce que c’est le lieu où l’héroïne passe ses heures avant de s’exiler tel un soleil sur la montagne, utiliser une image pour décrire l’expérience de ce roman, celle d’un moment : lorsqu’à la plage, juste avant le crépuscule, la mer semble se calmer. Le silence se fait, les familles s’en vont. Et il ne reste que le doux clapotis des vaguelettes sur les récifs. Soudain, la clarté embrase l’onde. Gloria, gloria est cet moment précis du journée : un flamboiement suave, le délicieux murmure des embruns qui vont s’effondrer contre la roche, une messe sublime pour nous, les vieux, ceux déjà partis, ceux qui le sont, ceux qui le deviendront.
Non, Gloria, Gloria est mieux que cela : il est cet instant et son envers. Celui qui voit, aux premiers rayons de l’aube si magnifiquement célébrée dans le dernier tiers du récit, un soleil sans borne apparaitre à l’horizon.
Voilà : Gloria, Gloria est cela. Un livre de lumière, qui tente de la saisir alors qu’elle fuit ou se transforme. Un roman bouleversant, d’une intolérable douceur. « La nuit s’effondre ici » : Être au monde et en jouir.

Editions Christian Bourgois, 244 pages, 19 euros. En librairie.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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