Atterissage immédiat à Valdez, à prononcer Valdizzzz comme disease (maladie) : Harry Crews, journaliste déjanté débarque pour Playboy au cœur de ce qui n’est que le début de la construction du plus grand et plus controversé oléoduc d’Alaska.
Problème : il ne se passe pas vraiment grand-chose, et alors que le froid dégueulasse colle aux basques comme la dépression, pas grand-chose de plus à faire que d’observer tout le bordel se construire tandis que les machines tournent H24 parce que le froid les empêcherait de redémarrer, permettant aux esquimaux bourrés de tranquillement tenter de défoncer les campements en pelleteuse.
Alors il faut bien picoler, entre deux fish fry, et on le fait bien dans ce Descente à Valdez sorti aujourd’hui aux éditions Allia qui nous avaient déjà gratifiés au printemps d’un excellent (quoique plus décousu) KO à la 8e reprise (la critique par ici) sur les coulisses du combat du siècle.
Sauf qu’au trop chaud succède le trop froid, mais avec la même dose de freaks et de marché noir : Hap, le cuistot dingo complètement disjoncté de s’être fait arnaquer sur un radio réveil foireux, une autochtone enceinte prête à danser le two-step tout en montrant la montre en or de son mari, une partie de pêche au saumon avec des dégueuleurs (comprenez des gens du « Dehors », soit le reste des USA, venus s’encanailler avec le mal de mer) et un duo improbable de tatoueurs/tatoués sous hormone qui n’aurait pas dépareillé dans un Thomas Pynchon, etc etc.
- En attendant Godot au pays du pétrole
Méfions-nous toutefois de la truculence, car cette galaxie de trognes et d’attitude rongés sous l’acide du délire gonzo et des litres de bières ne doit pas masquer le véritable sous-texte : ce que Crews raconte, c’est l’histoire d’un monde sur le point de basculer.
C’est le grand génie du texte que de placer ce reportage au moment où justement il ne se passe rien : l’oléoduc commence à peine, et Valdez se prépare à peine à accueillir la masse qui déferlera sur elle :
« Tu le crois pas que je m’en fous ? Ce boulot va faire rappliquer tous les flambeurs, promoteurs, artistes branchouilles, escrocs, maquereaux et dealers… Ils vont être comme aspirés ici du Dehors. Et après, ils seront partout. Ils vont envahir le pays, chaque cité, chaque ville, chaque village, comme des vers dans la viande. » (p.43)
C’est alors l’un des rares autochtones -seulement 17000 sur l’ensemble de l’Etat- qui hurle sa rage dans le silence de cet En attendant Godot perfusé au pétrole. Impossible alors de ne pas sourire jaune au délire techniciste et volontairement bourré de chiffres et égrenant avec truculence et jusqu’au délire la liste complète des entreprises du consortium (p.28) car voici ce qui vient : le profit avant tout.
- Jeune pute et papillon
Ce n’est pas pour rien que, observant une jeune pute en train de se faire tatouer d’un trait lui déchirant le cul comme un oléoduc le paysage, Crews s’envole : « Si la contrée d’Alaska n’est pas notre jeune pute, qu’est-elle ? »
Et de continuer :
« Elle est riche, mais qui pourrait vivre en sa compagnie ? Elle déborde de tout ce qui peut nous procurer du plaisir mais elle est dure et froide jusqu’aux os. Et si on la balafre, qu’on l’abandonne, rongée par la peste et corrompue par l’infection, incontestablement marquée par notre propre dessein, qui nous en voudra ? N’avons-nous pas commencé par l’acheter pour une bouchée de pain ? » (p.61)
Si les protecteurs de la Nature et les rares sains d’esprit tentent d’y jeter leur dernière force, Crews sait bien qu’il documente ce qui n’est déjà plus. Il n’avait pas totalement tort : le 24 Mars 1989, quelques heures après son départ du port, l’Exxon Valdez viendra s’échouer sur les côtes d’Alaska pour y déverser 40 000 tonnes de pétrole brut.
Editions Allia, 64 pages, 7.5 euros. Sortie le 1er Septembre 2016.
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