Chine, IXe siècle, province de Weibo. Nie Yinniang (Shu Qi), exilée pour devenir assassin, revient dans sa famille pour exécuter une mission : tuer Tian Ji’an, nouveau gouverneur de la province. Facile ? Pas quand on sait qu’il est aussi son cousin et qu’elle l’a follement aimé. Retenir son geste ou sacrifier son amour : tel est le dilemme intime au cœur de The Assassin, nouveau film de Hou Hsiao-hsien, justement récompensé du Prix de la mise en scène au dernier festival de Cannes.

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Amis de l’hermétisme exotique, bonsoir : il faut du courage (ou du délassement) pour outrepasser un argument on ne peut plus abscons et finalement assez anecdotique, adapté d’un court récit du IXe siècle, et se plaçant sous l’égide séculaire du wuxia, récit de chevaliers errants et d’arts martiaux.

Oublier et s’oublier : pour quiconque passera toutefois la relative froideur de la narration, subliment articulée mais dont on peine parfois à saisir la plupart des enjeux, s’ouvre alors un deuxième film, magnifique.

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Il y a un plan, parmi cent autres, qui en résumerait l’enjeu : il fait noir, et dans la maison royale, l’assassin rôde. Tout au fond du cadre, les concubines passent et tournent sur un couloir fuyant à droite cadre, imperceptibles déjà. Mais devant, au creux de l’ombre, un puits. Qui déborde et glougloute en créant un petit ruisseau qui vient inonder scène et bande-son, créant reflets de lumières et litanies sonores emportant le regard et l’oreille.

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Le flux du film serait celui-ci : quelque chose qui, au-delà, au-deça du visuel, ne cesserait de déborder et d’irriguer, et dont la mélodie subjuguerait le spectateur.

Car à la manière dont l’assassin pratique son art dans l’attente, ne lançant sa déflagration invisible qu’au moment opportun, le film tout entier trace une forme d’éloge de l’observation.

Un cinéma du regardant (pas ici de climax, pas ici de transfert compassionnel), orienté vers une recherche du Beau, dont chacune des pierres/plans travailleraient une double tension.

Celle macro d’un film-paysage, tout d’abord (à l’opposée par exemple d’un cinéma entomologiste scannant les émois des êtres), articulant les volumes, creusant les formes par de multiples couloirs, lignes de fuites et jeux d’ombre, strates de lumières et espaces aux tons chauds et froids, multipliant les rapports d’échelles (ce plan déjà mythique du duo au dessus de la mer de brume), oscillant de l’égalité (les duels) à l’extrême (corps perdu dans l’immensité des montagnes, etc.

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S’il n’était que cela, le film ne serait pourtant au mieux qu’un diorama magnifique, brillant mais froid amoncellement de tableaux. C’est oublier un versant beaucoup plus sensoriel du cinéma de Hou, oublier la pulsation visuelle de Shu Qi et des néons dans le premier plan de Millenium Mambo.

Se trace alors en sourdine l’œuvre plus intime d’un cinéma de la matière : eau qui sourd, bruit de l’air, chair de grenade et nuages mouvants (pour reprendre le titre du bel ouvrage accompagnant la sortie en salles, voir ci-dessous). C’est une poésie visuelle des éléments, de la sensation : ce rideau, tendu à l’avant plan d’une discussion amoureuse, hors champ, vient faire frémir le tissu, jouant du dévoilement/masque sur le deuil et ce qui sépare les amants.

Que l’on ne s’y trompe pas : il y a des combats, bien sûr, film de « wuxia » oblige. Mais ils y rejoignent une réflexion esthétique globale, se refusant au burlesque esthétique (coucou Ang Lee) pour en mettre à nu la mécanique. La violence comme un éclat, une déchirure brutale du tissu du réel, dont l’issue haletante n’appelle qu’une cautérisation rapide. La violence comme un remous, en somme, dans un cinéma de l’ondulation. Comme un accident nécessaire à son pendant de contemplation.

Jean-Michel Frodon frappe alors juste quand il parle à son propos de « chef-d’œuvre » au sens artisanal du terme : The Assassin est l’offrande d’un processus, un « travail » au noble sens du terme. Pièce après pièce, plan après plan.

Difficile alors à théoriser, insurmontable montagne critique tant il appartient à ces films de rien, sédimentant par couches successives les potentialités expressives du medium en un poème visuel éblouissant, The Assassin a la patience des grandes œuvres, appelant à la subjugation. Hypnotisante mélopée, une incantation : récit d’un voyage voguant vers la grâce.

En salles le 9 Mars 2016.


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Accompagnant la sortie du film paraît cette semaine chez L’Asiathèque cinéma, « Nuages mouvants », signé par Hsieh Hai-meng, co-scénariste du projet.

Après une dispensable introduction tirant clairement à la ligne par Jean-Michel Frodon, le livre se déploie dans une triple modalité dynamique : le récit, bref et percutant, du IXe siècle, le scénario du film (dans une version d’une épure impressionnante), ainsi qu’un journal de bord du tournage.

Trois manières de redéployer un récit, dans une réactualisation (partie 1 et 2) comme dans sa cuisine interne et ses deuils.

D’un ton d’une naïveté volontairement exagérée, qui permet à l’auteur de témoigner sans soucis de fatuité des mécaniques à l’œuvre (pleines de surprises, parfois, quand on y évoque Lisbeth Sander ou Jason Bourne comme inspiration pour le personnage de Shu Qi) tout en émettant, la bouche en cœur, quelques piques bien senties (les colères de Hou, la brutalité chinoise, etc), le dernier texte, qui constitue le cœur de l’ouvrage, a ceci de touchant que, prenant presque le contrepied d’un journal de tournage, il constitue presque par le menu la liste factuelle et anecdotiques des contraintes et renoncements imposés par le réel.

Pellicule cuite au développement, scènes de nuit transposées de jour, grandiose moment épique gâché par des figurants indisciplinés, touristes démolissant un tournage au temple, coupes, coupes, coupes : récit du film qui n’a pas été tourné.

Et si un tournage est avant tout ce qui ne va pas, cet étalage de ratés n’aurait aucun sens s’il ne rejoignait, dans le fond et se faisant progressivement, cette éloge de la patience et du travail évoqués ci-dessus, presque une philosophie de vie. « Waiting for the weather » témoignait la scripte de Kurosawa : c’est cela, aussi, ce qui gouverne la pratique de Hou.

Tournant une scène à la place d’une autre, testant trois versions d’un même moment en changeant les personnages, attendant la bonne lumière, bousculant un planning par nouvelle idée brutale, peaufinant des heures la disparition du maïs du champ car anachronique, etc. : ces petits riens, ces « anecdotes » du quotidien, loin d’en briser la magie, font renaitre alors, dans le processus même du filmage, cette ductilité patiente, cette plasticité d’artisan qui gouverne la beauté du film.

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage…

Edition « L’asiathèque », domaine cinéma. Sortie le 9 mars 2016, 216 pages, 22 euros

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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