C’est l’été, sur une plage de Normandie. Le jeune narrateur vit chez sa grand-mère, peut-être pas seulement pour les vacances. Pour combler son ennui, il joue sur la plage, à distance des autres enfants, qu’il désire autant qu’ils l’impressionnent. Il regarde les méduses échouées, joue avec leur cadavre plastique, accompagne la tendresse de sa grand-mère et fuit cette tante énorme, à demi-folle de douleur, qui se cache dans la chambre d’amis. Un jour, un jeune garçon apparait : c’est Baptiste, et notre héros en tombera irrémédiablement amicalement amoureux.
Si le soleil frappe les corps, il a du mal à rechauffer les cœurs : s’engage alors un journal impressionniste de cette amitié fantasmée, entre ce que le jeune garçon tait et ce qu’il désire -cette famille, ce corps si beau de Baptiste, ce bonheur qui le fuit.
Belle proposition que celle de « Un jour ce sera vide », premier roman d’Hugo Lindenberg, tout juste paru aux Editions Christian Bourgois dans leur rentrée littéraire. Belle et solaire, mais d’un soleil voilé, qui travaille les thématiques estivales et enfantines pour mieux, par le silence, les creuser de l’absence.
- Erreurs et errements : Mrs Dalloway, une enfance.
Le projet, pourtant, s’effondre a priori immédiatement dans un errement difficilement résorbable: le décalage entre son projet narratif et une focalisation interne ratée.
Pris par les secousses de l’écriture et la volonté de transmettre de manière tout à la fois profonde et éthérée les sentiments changeants de son narrateur (enfant, rappelons-le), il y éparpille des effets de manche et afféteries qui « font roman », plaçant dans sa bouche des réflexions qui ne peuvent lui appartenir. Quel enfant de dix ans irait interroger le réel par « qu’est-ce qu’une vérité quand elle est si loin qu’on la distingue à peine ? », voire le philosophique « L’avenir n’était plus obligatoire tant la force du présent s’imposait à mes sens » ?
Le terre-à-terre ne vaut pas mieux, quand le flux de pensée l’amène (pourquoi pas) au service militaire en imaginant « endurer la médiocrité d’un vestiaire » tandis que « l’uniforme fait barrage à ma foi dans l’avenir » (bien sûr, le jeune héros a déjà compris le système et pense à des stratégies pour se faire « réformer »), ou qu’il cherche à décrire Baptiste : « il est mouvement ».
Impossible de ne faire qu’un avec lui quand la langue fait barrage. Il se crée tout au long des pages (et en particulier dans le premier tiers) pour le lecteur une dissonance cognitive impossible à résorber : dans ce hiatus, ce n’est pas le jeune héros qui parle, mais son auteur.
- Quand vient la fin de l’été
Cet échec initial du pacte fictionnel est d’autant plus dommageable au récit qu’il ne s’applique, au fond, qu’à la forme des pensées, et non au flux ou à la qualité de celles-ci.
Au contraire, il se dégage même de cet ennui estival une sensibilité d’une justesse émouvante, quand il évoque les petits détails qui font le quotidien d’un enfant de cet âge : les mains d’une grand-mère, les sorties honteuses au PMU du coin avec sa tante, les familles observées du coin de l’œil sur la plage, les attentes contrariées d’un ami qui tarde à venir, les petits rituels d’un repas.
« Je ne veux pas penser à ces après-midi que je passe immobile, en microrespiration, quand le salon vide de la villa devient le temps, que je sais que le temps ne bougera plus tant que je serai assis sur le canapé à prendre la poussière, en regardant du coin de l’œil ce Picsou magazine que je lis depuis toujours, mais dans lequel je trouve chaque fois de nouvelles histoires que je n’ai pas envie de lire, que je n’ai pas le courage de lire, comme je n’ai pas le courage de me lever, parce qu’il n’y a rien à faire. A part rester les yeux écarquillés à regarder devant moi. Mais voila que mes pieds sont sur le sable, que j’ai ôté nos tongs et que mes orteils s’enfoncent dans le sable mou et tiède et qu’elle est toujours là. » (p.70)
Ou, plus loin :
« Savoir exactement avant même d’ouvrir la porte en bois qu’il faut tourner la clé à l’envers puis faire sauter le petit verrou qui tient l’autre porte, au niveau de la planche du milieu. Connaître l’emplacement de chaque chose. Les verres à pied en haut à droite, ceux à moutarde à gauche. Les assiettes en bas, petites et grandes, avec les tasses et les soupières en porcelaine. Est-ce que savoir qu’il faut tourner la clé à l’envers c’est faire un peu partie de la famille de Baptiste ? » (p.141)
- De la ouate contre la violence.
Cette narration éthérée n’est pourtant pas celle de l’innocence. La violence y sourd, comme lors du jeu sadique avec les fourmis qu’on massacre comme seuls les enfants peuvent le faire, ou dans cette description brillante d’un repas familial qui brusquement se tend sans que les enfants en saisissent le soubassement (il y a alors un vrai jeu avec le lecteur, qui, adulte, traduit le sous-texte et retrouve sa place dans le récit). La maladie y rôde aussi, celle de la tante, dépressive, ou du fils de la voisine, sans doute drogué, quand elle ne cache pas le grand silence du roman, avec le spectre de la Mort qui environne chacune de ses lignes, des méduses échouées et disséquées à des séquences hallucinatoires où le narrateur imagine sa grand-mère s’effondrer sur le carrelage par un AVC.
« De là où je suis, il me serait impossible d’arriver à temps pour amortir sa chute, même en courant vite les bras tendus. Le choc serait terrible. Le choc sur le sol de la cuisine serait le plus terrible, pire que la mort elle-même. Insupportable idée de la violence du coup sur le visage de ma grand-mère, l’os de la pommette qui se brise en petits morceaux coupants, la mâchoire fendue. Le visage entièrement contracté, comme le corps, à cause de la peur et du spasme. Le cri, le cri d’un vieillard pareil à celui d’un nourrisson. L’urine qui tache la blouse. Je détourne la tête, vite, parce que si je la regarde plus longtemps, alors ca va arriver. »
- Le silence de la mère.
Dans cette description troublée d’un âge de transition, et s’il ne perd jamais ses afféteries inutiles, le récit transcende ses écueils : lorsqu’il évoque, de manière désordonnée, la honte de soi, de sa famille, les repoussoirs et les fascinations que chacun ressent enfant pour les siens, cette sensation éparse d’être « tombé » dans la mauvaise famille, fantasmant sans relâche la perfection des autres, Hugo Lindenberg touche au plus juste.
Sa ballade mélancolique se fait même poignante, quand dans un dernier acte, elle laisse affleurer avec pudeur ce « chagrin immense qui dort en moi » (p.150), et qui s’échoue sur les rives des mots comme les méduses sur le bord de la plage : « je sais que si je parle, si j’essaye de dire quelque chose, ce sont les larmes qui vont sortir ».
- L’attrape-coeurs
« Est-ce que ca souffre les méduses ? » (p.153) : récit d’une fuite, d’un malheur trop grand pour un si petit corps, c’est au fond dans cette indécision des mots que le livre est le plus beau.
Dans cette famille dont on ne perçoit jamais si elle est réellement déception ou simple projection de cette douleur, dans cette amitié rêvée avec Baptiste, l’ange et la grâce, dont la pureté héroique se teinte parfois d’érotisme tu, jusqu’à l’homosexualité qui affleure avec douceur, dans le fantasme trouble de cet âge où tout se définit, encore plus quand on vit en miettes.
Ecran de projection des désirs infantiles, de cet âge trouble où on se sent changer doucement (comme les échos lointains d’une adolescence qui va arriver à grand pas), encore écrasé par la toute-puissance des « pensées magiques » (si on ne m’aime pas, tout est de MA faute), le récit d’Hugo Lindenberg réussit là où son regard avait initialement échoué : dans sa description finalement distante mais poignante, impressionniste et anodine, d’une tendresse et d’une douleur sans bornes, d’un temps que l’on enterrera symboliquement, moment hors des mots où se fane l’enfance comme la saison d’été. Bientôt ça sera l’automne, bientôt, un jour, ce sera vide.
Editions Christian Bourgois, 250 pages, 16.50 euros. En librairie le 20 Aout 2020.
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J.A
What Lindenberg knew (?)
C’est (entre autres choses) ce que j’ai aimé, dans ce roman : cette manière habile d’exprimer ce que le narrateur sent (sait ?) au fond de lui. Les enfants ont des intuitions, les écrivains les mettent en mots. C’est toute la grâce de ce texte : avoir su dire ces intuitions. Dommage d’être passé à côté de « ça ».
Jean-Nicolas Schoeser
AuthorBonjour J.A.
Et merci de votre lecture (et tant mieux si nous ne sommes pas d’accord !)
En fait ce n’est pas tant de ne pas l’avoir vu ou d’être passé à côté. J’ai bien ressenti le projet, et je dis d’ailleurs bien dans le texte, je crois, que ce problème n’engendre pas forcément que le livre soit raté, loin de là, puisqu’il le transcende assez vite.
Simplement pour ma part je défends l’idée qu’à partir du moment où on choisit la focalisation interne pure, et où le texte dit « je », il faut une corrélation entre le narrateur et son discours. Sinon, il y a mille autres focalisations possibles pour transcender les intuitions. Là, le danger est de ne faire du personnage qu’un pantin croassant.
Ce que, encore une fois, le livre parvient à transcender sur plein d’autres choses, puisqu’il m’arrive encore, plus d’un mois d’après, de repenser à certaines sensations qu’il dégage.