« J’y reviendrai peut-être, je dis bien peut-être car j’écris comme Cézanne peignait : le nonfinito est mon credo, ce qui m’incline à faire l’impasse sur des informations non essentielles ».

Pour évoquer Pronostic Vital Engagé, le nouveau roman de Jacques Cauda, il faudrait partir de cette citation et en faire notre fil d’Ariane pour se retrouver au cœur du maelström d’images dans lequel il nous entraîne. Composé de deux récits, le livre met en scène dans un premier temps Léa Seydoux sous les traits d’une écrivain, Léa Doucey, qui invite le jeune peintre Paul-Mario à illustrer ses écrits.

Dans le deuxième récit, situé en 1999, Cauda évoque une figure féminine ayant travaillé pour la campagne électorale de Jean-Pierre Chevènement (on conviendra que c’est nettement moins glamour qu’une promiscuité rêvée avec Léa Seydoux !) et qui explique d’ailleurs l’échec du candidat.

On aurait tort de penser que ces résumés succincts rendent compte de la teneur d’un livre aussi tempétueux que déconcertant. Comme il l’exprime dans cette citation, Cauda travaille sur du fragmentaire, des visions, des fantasmes et du « non fini ». Le segment avec Léa Seydoux est assez caractéristique puisqu’il se situe dans le futur (2028), entre la Corse et Paris, que Paul-Mario est une projection évidente de l’auteur (en plus jeune) et que Cauda apparaît lui-même dans les échanges électroniques qui rythment le « récit ». Messages qui semblent d’ailleurs correspondre aux écrits fictifs que Paul-Mario doit se charger d’illustrer mais qui prennent une forme « organique », comme si la fiction s’emballait et débordait de son cadre. Avec Pronostic Vital Engagé, on entre de plain-pied dans l’univers du fantasme et d’un imaginaire débridé dont Cauda vante la souveraineté. Terré dans son atelier du 20ème arrondissement, Paul-Mario se sent épié par un étrange personnage, mi-flic, mi- inquisiteur (« dans ce Paris massacré, il aperçoit celui qui le suit depuis trois jours. Un flic vert de la Mairie qui ne se gêne pas pour faire savoir qu’il est là. Quel con ! dit-il à son miroir. Parle-t-il de lui-même ou du flic vert ? »), qui correspond surtout à tous ceux qui veulent mettre en cage l’art, lui assigner des limites.

A partir d’une trame plutôt ténue, Cauda procède par collages de citations, digressions et visions oniriques. L’auteur ne recule pas devant la pornographie lorsqu’il s’agit d’évoquer les rapprochements entre le peintre et l’écrivain, même lorsqu’ils sont virtuels (la puissance des jeux érotiques via Skype était déjà évoquée dans Florbelle). Dans le deuxième segment, l’auteur fait une longue et belle digression sur ses voisines. Comme dans un Fenêtre sur cour beaucoup plus osé, il apparaît que toutes les femmes à proximité du narrateur se plie à son désir de voir et lui offrent sans vergogne les secrets de leur chair. Grâce à l’écriture, l’imaginaire et le désir peuvent se déployer et élargir le cadre de l’univers intérieur de l’auteur. Ou pour le dire autrement, c’est le style qui transcende l’idée même de réalité et de fiction : « La forme. Le mot est lâché. Ici-même, où l’acte d’écrire est un fait sans cesse remis en question par mes intentions qui sont de faire jaillir une lumière qui transperce le vraisemblable. Ainsi les élections dont je parle ont eu lieu en 2002, alors que nous sommes tout au long de mon récit en 1999. On l’aura compris, et c’est là l’essentiel, cette lumière est comme une paroi qui gomme les années, une forme qui est à la fois la première et la dernière « chose » que je donne à lire. Et d’où jaillit le vrai ! »

Le mot « lumière » utilisé ici nous permet de revenir à notre citation de départ (« j’écris comme Cézanne peignait ») et de souligner une des dimensions primordiales de l’œuvre de Cauda : son attachement à une forme « picturale ». Sans arrêt, on sent l’œil du peintre derrière les mots, qu’il s’agisse de la forme même du livre structurée autour des mêmes motifs mais surtout de l’inclination de l’auteur pour les couleurs : le bleu-turquin, le blanc et le vert qui envahit le texte dès les premières pages du récit :

« Vert pituite. Au commencement. Un vert, ténèbres posées sur les faces de la mer. Vert pituite. Avec l’idée de la morve qui coule de son nez comme la glaire venue du foie. La bile, crachée pendant son rêve. Il tourne et retourne dans son lit. Le cœur bat. Il pousse la porte de la nuit. Loin. Très loin dans le temps jadis. Il crie vers l’homme vêtu de grec. Vêtu de grec ? »

Il s’agit moins de bâtir un récit que de donner forme à des contrastes, des émotions violemment jetées sur la page comme Pollock (« Paul Loque ») projetait la peinture sur ses toiles. Mais également de mettre en lumière une certaine intériorité, de pénétrer plus en profondeur dans les replis de la chair et de l’esprit.

L’œuvre n’est pas forcément facile d’accès mais elle mérite les efforts qu’on peut lui consacrer. Et puisque les citations qu’elle recèle permettent également de la circonscrire, nous terminerons par celle de Gérard Thalmann que nous offre Cauda :

« Le tableau est le champ de bataille du peintre guerrier, érotique, absolu, réel, imaginatif… phallique, vagino-anal. Le tableau est réel. »

***

Pronostic Vital Engagé (2024) de Jacques Cauda

Éditions Sans crispation

ISBN : 978-2-493-53520-7

128 pages – 16€

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