Depuis les théories du Professeur Rollin on connait assez bien par chez nous ce qu’on appelle « Le comique de Tour de France », cette forme particulière d’humour typiquement français (quoique les belges…). Une forme d’humour particulière dont Jean-Charles Massera nous présente ici, avec ce « Jean de la Ciotat, la légende », un avatar brillant.
Ce livre raconte en effet les pérégrinations cyclopédiques de Jean de la Ciotat tout au long d’une saison à travers dépêches d’agence mettant en forme témoignages des proches, des témoins (riverains, anciens coéquipiers, collègues et rivaux) sans oublier bien sur la propre parole de notre forçat de la route. Un événement qui mérite bien ce flot tsunamesque (220 pages au compteur) de dépêches d’agences de presse puisque Jean de la Ciotat, ex-espoir de l’Association Sportive Mantaise qui a arrêté sa carrière en 1982, se décide près de 20 années plus tard de reprendre le vélo !
Il faut dire que Jean de la Ciotat n’est pas un apprenti-cyclo comme les autres, c’est un intellectuel dont son « Petit guide de l’art contemporain en ligne » fait autorité, c’est aussi et surtout le double littéraire de Jean-Charles Massera, auteur passionnant et atypique qu’il faut de toute urgence découvrir, avec ce livre-ci peut-être.
Développant moult petites histoires à travers la grande, le livre ne nous cache rien du ver qui, sournoisement et comme par surprise, vient petit à petit gangréner un bien joli fruit (étant entendu que notre Jean de la Ciotat est un intellectuel reconnu dans le milieu de l’Art en particulier à travers son « Petit Jean de la Ciotat en ligne de l’Art Contemporain (www.mudam.lu/magazine et qu’il a par conséquent « autre chose à foutre » que de se mettre dans le rouge dans les derniers hectomètres de la montée vers Luz-Ardiden) pour au final vampiriser son activité première et le faire replonger tête dans le guidon et sur le petit plateau dans les joies des escalades de cols (Jean est un grimpeur contrarié) mythiques du Tour de France.
« Depuis le mois de Juillet Jean n’a cessé d’ajouter des sites consacrés au vélo aux favoris de son navigateur, il passe des heures à les consulter… (…) A l’entendre la pratique cyclosportive serait à la fois une appropriation en actes du mythe écrit par les géants de la route, une sorte de mythe de proximité, et une sublimation libératrice du cyclisme de loisir ».
Cela ne va hélas pas sans heurts avec le monde feutré de ses collègues :
« Quand j’ai commencé à recevoir les premières dépêches, j’ai tout de suite pensé à cette esthétique du ratage absolu et obstiné, cette sorte d’héroïsme lamentable dont parle Pierre-Yves Mouanais dans son très ouvrage « Courage et mythes de jardin », mais quand j’ai eu la vision d’un La Ciotat la bave aux lèvres sur les pentes de la Couillole ou du Tourmalet, j’ai soudain pris conscience que la formidable distance critique qui était au fondement de toute son œuvre l’avait totalement quitté »
L’esprit qui laisse petit à petit son corps se réveiller puis mener la barque, la thématique est vieille comme le monde mais rarement en tous les cas elle aura été traitée comme ici avec un égal sens de l’absurde et de l’inventaire méticuleux. Ainsi parmi ce flot de cols grimpés à plus ou moins belle allure, ces jours bénis et ces lendemains qui déchantent, cette montée dantesque de l’Alpe d’Huez et ce mano-à-mano Hitchcockien entre Jean et une cyclotouriste néo-zélandaise, c’est au milieu de l’ouvrage que, comme une éclaircie dans le tumulte de l’effort, quelques lignes nous rappellent l’amorce de toute l’affaire et l’origine de ce beau petit monde.
(Rappel biographique : Jean de la Ciotat vient « se reconstruire en région » en quittant Paris avec son épouse pour s’installer dans le midi de la France. Et là…)
« Soucieux de préserver ses pantalons Armani, Jean, qui à la fin de sa saison de Junior 1è année s’était pourtant promis de ne plus jamais remonter sur un vélo, « même pour aller chercher une baguette » achète un short chez Sport 2000 et part faire les courses au centre-village à vélo. »
Premier accroc à une belle carte postale. Puis un jour…
« Je me revois encore garer la voiture au sommet (la côte de Lodève) pour l’attendre au cas où… Le temps d’ouvrir Le Monde je le vois arriver arc-bouté sur son vélo en soufflant… Ouf, ouf, ouf… se souvient Suzy-Jane son épouse. En passant devant moi il ne s’est pas arrêté, il m’a juste fait signe. « Je continue ». J’ai bien l’impression que c’est là que tout s’est joué ».
Ce tout, c’est une saison complète de cyclotourisme tout d’abord puis un virage médiatisé à outrance vers le cyclosport (la course de compétition donc) après seulement 3500 km dans les jambes et 20 années de non-pratique. Ce tout c’est précisément l’objet de ce livre où sont collectées toutes les dépêches d’agence suivant pas à pas Jean de la Ciotat dans son pari fou, celui de découvrir subitement, 1km avant le sommet d’un col hors-catégorie et alors qu’il se trouve dans le rouge le plus total et que ses jambes n’avancent plus, oui de découvrir après 20 années d’un remarquable travail intellectuel de bureau le sentiment pur, ce qu’on pourrait appeler le premier degré.
Certes ce récit n’est pas sans écueils, écueils sportifs tout d’abord puisque l’infortuné Jean de la Ciotat doit affronter une route âtre et pentue certes mais tout autant les automobilistes grincheux et autres camarades de la pédale susceptibles…
« A 6 km du sommet une vieille AX immatriculée 13 tarde à doubler le grimpeur des Bouches-du-Rhône. Pourtant bien en ligne, sur la droite de la chaussée, la voiture ne semble pas vouloir passer. Momentanément accompagné d’une voiture suiveuse, se sentant observé, l’auteur de « La psychologie de l’artiste international » perd de son assurance. « La présence de cette voiture m’a mis la pression » raconte l’infortuné. « A un moment on a réalisé que devant nous le mec à vélo nous faisait signe de passer, mais le paysage était tellement génial qu’on l’a complètement oublié » s’explique Anne ? « On est allés se garer un peu plus haut pour voir les chèvres. Quand on l’a vu arriver, Marine a commencé à le filmer, il était chou avec son casque et son maillot, tout seul en train de grimper son petit col… En même temps faut vraiment être con. » Poursuit la touriste marseillaise. »
Mais écueil aussi il y a jusque dans l’activité même de Jean de Ciotat, son rôle de critique d’Art…
« Alors qu’il y a 10 mois encore il rechignait à aller faire les courses à vélo, Jean de la Ciotat a réalisé cet après-midi une performance aussi inédite qu’inattendue, tant dans le milieu culturel que dans le milieu cyclotouriste. « Jean a longtemps hésité avant de nous confirmer sa participation au colloque que nous organisons en Août à Göteborg, confiait récemment Anita Slovenlund, coordinatrice du projet, «Mon emploi du temps sportif est très chargé », m’écrivait-il encore la semaine dernière. J’avoue que cet e-mail nous a troublés ».
Vous l’aurez compris, ce livre est un travail jubilatoire de détournement littéraire, à savoir l’exercice de la dépêche d’agence ramenée ici à une dimension plus que modeste pour en décupler le potentiel humoristique. Mais c’est aussi un peu plus que ça, le livre et celui qui suit, « Jean de la Ciotat, la légende » qui revient plus en détails sur la reprise d’activité cyclodépique de notre intello sous la forme d’une mise en abyme magistrale du principe du « tête à tête avec soi même » sont de bien beaux manifestes pour la réunion émue de la culture et du sport, de l’art et du populo.
Dans le second livre consacré à La Ciotat, Massera y fait la conversation avec son double (puisque le vrai Massera a en effet repris au début des années 2000 une licence de cycliste) et lui balance à la figure tout une série d’arguments en béton sur l’incongruité de sa décision de reprendre sérieusement le vélo, et ce entre deux digressions dialoguées somptueuses sur notre rapport à l’Art et son antipode qu’est le cyclisme. N’occultons pas les méchantes saillies où le mauvais esprit se mêle au narquois, en particulier avec le personnage de l’assistant de la Ciotat qui prend quelques libertés avec la bienséance pour remettre Massera à sa place de snobinard parisien empêtré dans un intellectualisme de pur papier. Un dialogue somptueux et drôlissime entre art élitiste et culture populaire, une réussite totale.
« Jean de la Ciotat, la légende », ce premier essai sur la carrière sportive de Jean de la Ciotat se présente lui sous une forme beaucoup plus concise et même ludique que l’ouvrage qui lui fera suite, c’est ici un pur divertissement qui peut néanmoins, si d’aventure le sport cycliste vous intéresse ou du moins s’il ne vous rebute pas, être une efficace introduction au travail de Massera.
Travail qui, sous une forme similaire, le détournement de textes officiels légiférant ou cadrant notre vie (dépêches d’agence donc mais aussi circulaires officiels, texte de lois, règlement intérieur ou encore coupures de presse), dénonce avec causticité et force d’esprit toute la barbarie impassible de notre monde. Un auteur à découvrir, un exemple superbe en tous les cas des joies du décalé et de l’incongru quand ils sont au service d’une entreprise intellectuelle. Citons d’ailleurs les titres de ses ouvrages, des titres qui parlent d’eux-mêmes comme on dit :
- France, guide l’utilisateur,
- United emmerdements of New Order, précédé de United problems of coût de la main d’oeuvre,
- Amour, gloire et CAC 40
- Jean de la Ciotat confirme : du mont Ventoux au Chrono des Balmes – Une saison,
- Jean de La Ciotat, La légende
- A cauchemar is born
Sans oublier nombre de pièces de théâtre ou de pièces sonores pour la Radio. Puisse cet auteur et ces ouvrages s’inviter dans la bibliothèque du plus
grand nombre, la grande boucle serait alors bouclée.Jean-Charles MAssera ou le pourfendeur de la barbarie à mots humains.
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