Après avoir publié sa correspondance (Lettres du mauvais temps) et regroupé les chroniques consacrées aux jeux qu’il tenait dans Métal Hurlant (Play it again, Dupont), les éditions de la Table ronde nous proposent aujourd’hui un recueil des principaux entretiens donnés par Jean-Patrick Manchette dans la presse entre 1973 et 1993. Derrière les lignes ennemies regroupe 28 interviews où l’auteur de Nada revient à la fois sur son travail littéraire mais où il exprime également une vision du monde corrosive, très inspirée par la pensée situationniste et les écrits de Guy Debord. Entre son passage à Apostrophes (dont il n’était pas trop content) en 1979 et les sollicitations des grands journaux (Le Monde, Libération, La Croix, L’Humanité dimanche…), Manchette n’hésite pas à répondre aux questions de revues plus confidentielles (Ice Crim’s de Charles Tatum Jr).
L’intérêt de cette publication intelligemment présentée (le travail d’annotation par Nicolas Le Flahec, grand spécialiste de l’écrivain, est remarquable), c’est qu’elle évite le caractère répétitif que pourraient avoir ces entretiens et qu’elle constitue le parfait contrepoint « théorique » à son œuvre romanesque. Même si Manchette revient souvent sur ses débuts, sur ses travaux alimentaires et son désir de travailler pour le cinéma, le lecteur n’a pas le sentiment de redite. Plutôt d’une manière de revenir sur les mêmes éléments pour les creuser différemment, d’apporter un éclairage nouveau sur l’écrivain.
Cinéphile, Manchette souhaite d’abord écrire pour le cinéma. Mais comme il ne parvient pas à placer ses projets les plus personnels, il décide d’écrire des séries noires qu’il pourra présenter à des producteurs. Parallèlement, il effectue de nombreuses tâches alimentaires : réécritures, scénarios pour des films « sexy » signés Max Pécas, novélisations… Une fois lancé comme figure de proue du « néo-polar », Manchette se voit effectivement approché par le cinéma et la plupart de ses romans seront adaptés pour le grand écran. Cela nous vaut de croustillantes réflexions de l’auteur sur les adaptations de ses livres, où il exprime – par exemple- son désaccord avec la vision de Claude Chabrol sur Nada ou se montre très goguenard quant aux films que Delon tira de ses œuvres (Trois hommes à abattre signé Jacques Deray d’après Le Petit Bleu de la côté Ouest, Pour la peau d’un flic que l’acteur réalisa d’après Que d’os!).
Dans ces interviews, Manchette est souvent interrogé sur son inclination pour le genre « noir » et sur ce qui l’a poussé à le renouveler en France. Admirateur de Hammett et des classiques du hard boiled américain, l’auteur affirme avoir voulu introduire ce style dans le polar français tout en prenant en compte les évolutions de la société engendrées par le séisme de mai 68. S’il ne nie pas avoir utilisé la série noire pour véhiculer une certaine vision du monde, il prend néanmoins ses distances avec le « néo-polar de gauche » et ces auteurs plaquant une idéologie sur leurs intrigues policières. A ce titre, il se montre très sévère (et injuste!) avec quelqu’un comme Fajardie et ne sauve finalement que quelques individualités : son complice Siniac, Hervé Prudon ou encore A.D.G (avant qu’il ne dérive vers l’extrême-droite). Aussi intéressantes sont ses réflexions sur sa propre écriture, son goût pour le béhaviorisme et sa manière de camper ses personnages dans leur époque en n’hésitant pas à nommer les objets les plus triviaux, leurs marques… On découvre un écrivain qui réfléchit énormément à son écriture, revenant à plusieurs reprise sur le cas Fatale, livre refusé par la Série Noire et qui parut hors collection chez Gallimard. Manchette explique qu’il a tenté une œuvre expérimentale : « le propos qui m’intéressait, c’était de mettre en parallèle d’une part une description marxiste dégradée du terrain (c’est-à-dire qu’on pourrait appeler les personnages « la bourgeoisie et ses laquais », en termes staliniens) ; d’autre part le style post-flaubertien. Je m’intéressais à la fois à la dégradation idéologique du marxisme à la fin du XIXe siècle, et à la dégradation parallèle du style de Flaubert à la même époque! » On découvre également un auteur obsédé par la justesse du style et la précision du terme. Que le trait soit aussi acéré que sa vision du monde : « Dans Le Petit Bleu, page 50, je prête à la femme de Gerfaut un « chemisier en crêpe ». Erreur, il aurait fallu écrire « de crépon ». Je n’aime pas les erreurs. »
Répondant à un questionnaire en 1986 pour le Panorama du polar français contemporain, Manchette répond « les mutineries » à la question « le fait militaire que j’admire le plus ». Et à la question « Quel est, pour vous, le comble de la misère », l’écrivain répond : « Le travail généralisé, dans la soumission à l’économie ». On l’aura compris, Derrière les lignes ennemies donne un aperçu très juste du rapport au monde de Manchette. On y retrouve à la fois son anarchisme nonchalant et des réflexions plus pointues sur les évolutions de la « société du spectacle » théorisée par Guy Debord. S’inscrire dans le genre policier, c’est aussi une manière pour lui de prendre le pouls d’un monde en décomposition :
« Alors qu’en face de Hammett, il y avait un pouvoir fort, triomphant, à présent, aucun dirigeant ne peut dire : restez calmes, je vous apporte le bonheur dans un instant. En France, la situation bordélique est retardée par l’élection d’une brochette de crétins partisans du travail à outrance, mais il va se passer des choses quand même ; j’ai parié du champagne, par dérision, sur la date à laquelle l’État socialiste fera tirer sur les pauvres. »
Mais cette vision du monde n’a, heureusement, rien d’idéologique et Manchette la partage avec beaucoup d’humour et un sens de la dérision assez unique. Pas de grands discours mais une verve, une férocité toujours réjouissantes qui électrisent cet ensemble d’entretiens. Volontiers vachard (voir le portrait de Mocky : « il n’y a rien à dire, sinon que Mocky est laid, stupide, et devrait utiliser un déodorant corporel, et se faire les ongles. »), Manchette conserve constamment un sens de la formule qui fait mouche, du trait acéré et un certain dandysme qui font de ses interventions un pur régal de lecture.
***
Derrière les lignes ennemies : entretiens 1973-1993 de Jean-Patrick Manchette
Éditions de la Table Ronde (mars 2023)
ISBN : 979-10-3710620-9
300 pages – 24€
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).