A la commission européenne, Jean Detrez s’ennuie mollement. Il faut dire qu’il est spécialisé dans la prospective et le blockchain au Centre Commun de Recherche, ce qui constitue un handicap de départ assez sérieux à l’idée de romanesque. Et si sa grisaille semble s’éclairer par quelques colloques et un ou deux bons mots qui ne font plus rire que lui (il est séparé de la mère de ses jumelles qu’il ne voit que par intermittence), ce n’est pas non plus cravate sur le front et Lac du Connemara tous les matins.
C’est peu dire que lorsqu’il se fait aborder par le très rastapopoulesque John Stavropoulos, lobbyiste douteux pour diverses sociétés écrans spécialisées dans le bitcoin et les machines de minage, sa probité chevaleresque est titillée. Que dire alors quand le même John, lors d’un houleux mais ouaté rendez-vous au Sofitel, laisse tomber une clef USB renfermant divers secrets industriels à même de prouver la possibilité d’un piratage desdites machines et d’un espionnage par l’entremise d’une backdoor ?
Jean Detrez, la conscience chevillée au corps, n’y tient plus : il va falloir aller vérifier cela de plus près. Et pour cela, il va falloir disparaitre pour un temps.
Un blanc, oui. Lorsque j’y repense, cela a commencé par un blanc.
Premier roman depuis 2013 et la conclusion du Cycle sur Marie avec le dispensable Nue (les quatre ouvrages seront réunis ensuite sous l’anthologie M.M.M.M.), La clef USB signe le retour tant attendu de Jean-Philippe Toussaint, grande voix des Lettres aux Editions de Minuit, maitre de l’inquiétude existentielle, de l’absurde, de l’immobilité et du mouvement, du quotidien et de l’objet (que cela soit par ses titres comme par son attention diégétique comme l’acide chlorhydrique de Faire l’amour ou ici la truculente scène des cintres) puis plus tard du sentiment (la quadrilogie Marie), tous ici présents, à peu près dans cet ordre.
Dé-minons (comme on dirait presque en bitcoin) immédiatement le terrain : l’opus est aussi brillant que déconcertant, déconcertant parce que brillant, ennuyeux et lumineux, brillamment bouleversant.
- Homo Numericus : Jean Le Carré.
Il existe au cinéma un terme technique de scenario qu’on appelle le MacGuffin. Théorisé -ou du moins nommé- par Hitchcock, il consiste à utiliser la polarisation sur un objet qui n’a d’autre but que celui de faire avancer l’intrigue, souvent par sa récupération (un collier, un secret industriel, un trésor, etc).
Ici, par la magie numérique, il se dédouble : à la fois terriblement proche, une vieille clef USB tenant dans la paume, et très lointain, par quelques centaines de kilogrammes d’une potentielle machine de minage perdue dans un data center d’une province chinoise.
Je m’étais rassis dans mon fauteuil, je n’avais pas ramassé la clé USB. Elle se trouvait là par terre devant moi, noire sur le noir anthracite de la moquette, à l’endroit où John Stavropoulos s’était levé quand il avait sorti la liasse de la poche de son pantalon (c’est à ce moment-là, sans doute, qu’elle avait dû tomber de sa poche). C’était un vieux modèle de clé USB, avec un connecteur rétractable, et elle passait quasiment inaperçue abandonnée sur la moquette. Je jetai un coup d’œil latéral vers le comptoir, où le maître d’hôtel se tenait près de la caisse. Puis, je me retournai complètement sur mon fauteuil pour observer le hall d’entrée du Sofitel qu’on apercevait à travers la porte ouverte du bar. La porte tambour de l’entrée principale était déserte, il n’y avait plus trace des deux hommes qui venaient de quitter les lieux. Je jetai un nouveau regard au maître d’hôtel, il ne faisait pas attention à moi, et, d’un coup, je me penchai pour ramasser la clé USB.
Terriblement proche et terriblement lointain pourrait être le terme de cette première partie : faite de bureaux gris, de personnages gris dans une ville grise discutant de termes techniques avec d’autres gens gris. Tout y est cartésianisme, politiques, schéma de pensée ou de machines, et on y agite les sentiments et les qualités morales comme autant de drapeaux lointains.
Pour répondre à un appel d’offres de la Commission, la société bulgare d’informatique Kaliakras Ltd. avait l’intention d’acheter du matériel informatique de minage (cinq cents machines à miner ASIC, Application-specific integrated circuit) auprès de la société BTPool Corporation, une société chinoise basée à Dalian, en vue de développer son activité dans la région d’Haskovo ou de Plovdiv, en Bulgarie, le choix du site n’était pas encore définitivement arrêté. Pour ce faire, Kaliakras Ltd. envisageait de solliciter auprès de la Commission européenne des fonds d’innovation régionaux et d’introduire des demandes de financement de recherche. Les dossiers de demande d’aides étaient prêts, c’est la raison pour laquelle ils avaient fait appel à moi, pour relire et vérifier ces dossiers, éventuellement les amender pour les mettre en conformité avec la législation européenne. En somme, à cette étape, ce qu’ils attendaient de moi, c’était des prestations de conseil juridique, en toute discrétion. Mais plusieurs éléments, dès le départ, m’avaient paru suspects.
Facon Tintin (c’est peut-être le roman le plus belge de l’auteur, en tout cas le premier si bruxellois), la torpeur vaguement ennuyeuse de Bruxelles s’estompe quand le narrateur se met enfin en branle vers l’Asie, cœur du numérique et topos habituel de Toussaint, et le roman, pastichant tout autant les romans de genre facon Grisham ou Le Carré que ceux d’Echenoz (quand il ne semble pas surtout être une redite de Toussaint lui-même), lance les péripéties d’une aventure qui ne cesse de gonfler.
De parenthèses narratives en chausse-trappes, il semble alors prendre le fil de cet homme qui essaye d’exister en disparaissant, d’être terriblement là sans y parvenir, pris par les sensations contraires de cette inquiétude d’être enfin en vie. Nous sommes chez Toussaint, après tout, et le « je » du « jeu » y est toujours à la fois hyper présence (je fais ceci, je regarde cela, je discours sur ceci) et absence.
- Habiter le blanc
Un blanc, oui. Lorsque j’y repense, cela a commencé par un blanc. À l’automne, il y a eu un blanc de quarante-huit heures dans mon emploi du temps, entre mon départ de Roissy le 14 décembre en début d’après-midi et mon arrivée à Narita le 16 décembre à 17 heures 15. On ne sait jamais tout de la vie de nos proches. Des pans entiers de leur existence ne nous sont pas accessibles. Il demeure toujours des zones d’ombre dans leur vie, des blancs, des trous, des absences, des omissions. Même chez les personnes qu’on croit le mieux connaître, il subsiste des territoires inconnus. Mais chez nous-mêmes ? N’est-on pas censé tout connaître de notre propre vie ? Ne doit-on pas être tout le temps joignable, par téléphone, par mail, par Messenger ? N’est-on pas tenu maintenant d’être localisable en permanence ? N’est-il pas indispensable, quand on voyage, que nos proches sachent à tout moment où nous nous trouvons, dans quel pays, dans quelle ville, dans quel hôtel ?
Il faudra accepter ce ‘premier’ roman qui, comme son narrateur sans nom (il ne sera prononcé que plusieurs centaines de pages plus loin), chercher à habiter la page, en admettre la relative froideur, presque blanche (ne sont-ce pas les premiers mots du roman ? « Un blanc, oui. ») malgré les actions romanesques. Embrasser l’inquiétude de cet « Etranger », le regarder courir puis se briser lors de la conférence où sans technologie, il ne parvient plus à « dire », regarder la technologie nous rendre vivant et nous soumettre, et s’y ennuyer, parfois.
On aurait tort pourtant de se laisser prendre au jeu (je ?) du sérieux. Car comme souvent chez Toussaint, quelque chose résiste, comme un pas de côté ou en arrière dans ce récit qui semble se jouer de nos attentes, ménageant révélations inabouties, faux suspens et paranoia à vide (les effets de manche où le héros se croit suivi, observé, mais finalement non). Amusons-nous un peu, semble-t-il dire, mais avec le plus grand des sérieux, préparant avec méticulosité le climax dans…un passage aux toilettes sur fond de Jingle Bells.
Il faudra alors attendre, enfin, jamais, un dénouement. Et une autre disparition.
- Esthétique de la catastrophe intime
Car il existe un autre terme cinématographique, le « red herring » (ou hareng rouge). Ce procédé narratif consiste à distraire le spectateur par une série d’indices, d’intrigues, de rebondissements, du sens profond du récit.
« À chaque fois, le message « Recherche » s’affichait sur l’écran, qui finissait toujours par buter sur le même message inflexible « Aucun service ». J’étais inquiet, cela faisait quatre jours que j’avais quitté Bruxelles et que je n’avais plus de nouvelles, et cette inquiétude récente, encore diffuse, venait s’ajouter au sentiment persistant de catastrophe imminente que j’éprouvais depuis le vol de mon ordinateur. »
Le héros le dit, à un instant : ce qu’il préfère dans les films de science-fiction, c’est la pluie.
Ce n’est que dans les toutes dernières pages, bouleversantes, que le roman révèle son projet.
Dans ce thriller qui n’advient jamais, ce qui est majeur est ce qui ne se dit pas, ce qui se passe au-deçà des mots, des actions, des informations. Ce qui se passe derrière ce qui fait écran.
A la manière dont la vibration d’un téléphone vient parfois briser une conversation, le roman s’échoue, se brise et se morcelle dans un moment anodin où Detrez consulte ses mails.
Toussaint et Detrez nous l’avaient pourtant soufflé, dès le début, au milieu de la masse d’informations qui écrase volontairement la moitié du roman. Mais nous n’y prêtions guère l’oreille, ce n’était qu’un problème de plus à gérer pour que survienne le récit.
De même que dans cette course nous ne donnions guère de crédit à ce réel qui perce et nous disait plus du monde tel qu’il va que des kilo-octets de monnaie virtuelle : les souvenirs d’un mariage le 11 Septembre 2001, les attentats de Paris, les nouvelles de Berlin où un camion fonce dans la foule alors que le héros survole la capitale dans son avion de grande ligne.
Ainsi vont nos vies, dans les technologies de l’attention : s’agiter pour mieux masquer.
C’était donc cela, le projet du roman : un divertissement.
- Du blanc numérique au blanc de l’absence, glissement vers l’intime.
Il faudra revenir sur ce roman. Plus Tard. Tout dire sans trop en dire, à sa manière.
Comprendre, qui sait, la beauté de son Geste, qui de la même manière que sa trilogie sur Marie voyait défiler des centaines de pages pour permettre le bouleversant glissement sémantique du « elle » au « tu » dans ses ultimes lignes, brise ici les rivages du monde (numérique, immense, connecté) et sa force centrifuge pour brutalement (le temps n’est plus à la douceur des flammes de Marie) replier son récit sur ce qui ne pourra plus survenir. Du monde, au Je. De Detrez, de détresse, à Toussaint.
Pas comprendre, non, ressentir. De l’information au sentiment : il n’y a plus de divertissement, plus de roman. Bas les écrans, bas les masques.
Plutôt que de me sentir ému, plutôt que d’être submergé par l’émotion comme je l’avais été une demi-heure plus tôt à La Plaine, je pensais simplement que c’était émouvant. Je pensais en ces termes : ‟C’est en effet, très émouvant”.
Et si comme son héros, il échoue (à la manière dont il signe dans sa première partie l’echec du roman du numérique), si proche, si loin, à ressentir, et s’il tente par ses descriptions de petit riens (un café, un geste) de récupérer son geste d’écrivain, il parvient à dire magnifiquement ce qui ne peut être dit. Ce qu’il ne parvenait sans doute pas à dire.
Dans ce très grand roman blanc comme dans le réel, la vie est décidément ce qui nous arrive quand nous sommes occupés à d’autres projets.
Les Editions de Minuit, 192 pages, 17 euros. En librairie.
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La Maison du Porte-Clé
Un ouvrage et une analyse forts intéressants ma foi. John Stavropoulos quelle crapule ! Je me souviens avoir pris en moue ce personnage antipathique dès ma première lecture.